En Iran, l'ouverture économique et l'arrivée massive des investisseurs étrangers promises par l'accord sur le nucléaire et la levée des sanctions internationales se font attendre. En cause : l'opacité des milieux d'affaires et l'attitude ambivalente des Etats-Unis. Les hôtels de Téhéran grouillent d'hommes d'affaires en quête d'opportunités dans ce nouveau grand marché émergent de quelque 80 millions d'habitants, plus développé industriellement que la plupart des pays pétroliers mais isolé depuis la révolution islamique de 1979. Mais ces investisseurs étrangers attirés par la levée des sanctions par l'Europe et les Etats-Unis en janvier dernier, six mois après la conclusion de l'accord historique sur l'encadrement des activités nucléaires de Téhéran de juillet 2015, se heurtent à une série d'obstacles. Ils sont principalement de deux ordres : la résistance des durs de la République islamique qui craignent qu'une ouverture ne vienne compromettre leurs intérêts économiques et la peur des investisseurs étrangers de contrevenir aux sanctions américaines non encore levées et d'en subir les conséquences. Les Etats-Unis maintiennent notamment l'interdiction des transactions en dollars liées à l'Iran qui sont traitées via le système financier américain ainsi que les sanctions contre les individus et les sociétés considérés comme des soutiens au «terrorisme d'Etat». Avec, en ligne de mire, le corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI ou pasdarans), représentant de l'establishment théocratique en Iran et son bras armé à l'extérieur. L'organisation paramilitaire, qui se bat en Syrie aux côtés du président Bachar al Assad, a développé un empire économique, dont les intérêts vont de la construction à la banque, mais son nom apparaît rarement en tant que tel. Liens avec les pasdarans Or, les grandes banques et investisseurs étrangers craignent de se retrouver au ban du système bancaire international s'ils venaient à traiter, même par erreur, avec des organismes faisant l'objet de sanctions. Un autre facteur d'incertitude est la montée en puissance de Donald Trump, soulignent les analystes en Iran et les dirigeants d'entreprises étrangères. Le milliardaire américain, qui sera vraisemblablement le candidat du Parti républicain pour l'élection présidentielle du 8 novembre prochain aux Etats-Unis, a menacé de revenir sur l'accord nucléaire conclu avec l'Iran. Quand ils étudient l'actionnariat des sociétés iraniennes qu'ils approchent en vue de faire affaire, les dirigeants étrangers disent souvent détecter des liens avec les pasdarans. C'est le cas de Claude Béglé, président exécutif de SymbioSwiss, une société suisse spécialisée dans la logistique et les infrastructures. «Nous avons effectué un grand nombre de vérifications préalables et nous avons constaté que les noms des institutions figurant sur la liste des sanctions de l'Ofac (l'Office de contrôle des actifs étrangers du Trésor américain) ne sont souvent pas très loin», déclare-t-il en faisant apparemment référence au CGRI. «Quand vous regardez la structure actionnariale au deuxième ou au troisième niveau, vous voyez alors apparaître de tels noms. Ils sont là», ajoute-t-il. «Très souvent, quand vous regardez les entreprises qui réussissent en Iran, vous le voyez. Et, à moins que ces sociétés ne soient désireuses de modifier les structures de leurs conseils d'administration en conséquence, il sera très difficile de lever des financements internationaux pour travailler avec ce genre d'entités.» Même un contact non volontaire avec une partie iranienne sous le régime des sanctions est susceptible de déboucher sur des pénalités financières très lourdes de la part du Trésor américain. Le contrevenant peut alors être banni de fait des marchés financiers américains, perspective particulièrement dissuasive dans une économie mondialisée. En coulisses Selon Alexander Gorjinia, qui a participé à la deuxième délégation d'hommes d'affaires allemands à se rendre en Iran en août 2015, «le principal problème concerne les banques.» Ainsi, dit-il, l'Ofac estime que c'est aux entreprises et aux banques étrangères qui opèrent en Iran d'établir si la compagnie iranienne avec laquelle elles vont traiter est «propre». «L'entreprise étrangère doit faire une enquête sur la société iranienne (avec qui elle veut faire affaire), voir si elle est liée aux Gardiens de la révolution ou si elle en fait partie», précise-t-il. «Il faut enquêter sur ses opérations, sur la façon dont elle opère en coulisses. Nous devons travailler avec des sociétés qui ont de l'argent et la plupart font partie des Gardiens de la révolution.» Les entreprises européennes, dit-il, ont le sentiment que toutes ces règles font partie d'un plan des Etats-Unis pour empêcher la conclusion de contrats entre l'Europe et l'Iran. Les hommes d'affaires occidentaux ont tendance à penser que leurs homologues russes ou chinois seraient moins entravés par des sanctions américaines. Mais un dirigeant d'entreprise chinoise, qui a souhaité rester anonyme, souligne lui aussi le problème des banques internationales qui tournent encore le dos à l'Iran par crainte de ne plus avoir accès aux marchés financiers américains. Représentant d'une société travaillant pour le secteur des hydrocarbures, ce dirigeant s'est rendu plusieurs fois en Iran après l'accord nucléaire, mais n'a pas encore signé un seul contrat. La plupart des sociétés iraniennes, dit-il, même quand la demande pour les équipements de forage qu'il vend est là, «n'ont pas d'argent pour payer.» «Elles demandent aux vendeurs de fournir les financements», dit-il, «mais c'est impossible parce que dans le monde entier, aucune banque étrangère n'ose faire affaire avec les banques iraniennes parce qu'elles ont peur (...), (elles attendent) que les grandes banques (internationales) commencent à faire des affaires, mais les banques européennes ont encore peur des banques américaines.» Mauvaise gestion Les dirigeants iraniens estiment de leur côté s'être fait berner par le volet levée des sanctions de l'accord nucléaire. «Sur le papier, les Etats-Unis autorisent les banques étrangères à traiter avec l'Iran, mais, en pratique, ils créent une iranophobie de sorte que personne ne fasse affaire avec l'Iran», a déclaré le mois dernier l'ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême de la révolution. Claude Béglé rapporte que le président iranien Hassan Rohani a demandé au président suisse qui était en visite en Iran de faire pression sur les grandes banques suisses pour qu'elles enclenchent le financement des opérations étrangères en Iran. «Mais, naturellement, le gouvernement suisse ne peut pas dire à une société privée de faire cela», souligne le dirigeant de SymbioSwiss. «Il peut dire qu'il verrait cela d'un oeil favorable, il peut même envisager des garanties, mais à la fin, c'est à la banque elle-même de décider.» Autre obstacle, le Corps des gardiens de la révolution et les autres groupes d'intérêt qui se sont constitués autour de l'ayatollah Khamenei sont hostiles à l'ouverture du pays aux étrangers, estiment certains analystes, parce qu'ils ont su profiter de la mise en place des sanctions internationales liées aux activités nucléaires de l'Iran pour contrôler l'activité économique du pays. «De nombreux groupes d'intérêt sont devenus très riches en raison de la crise économique», souligne Hossein Raghfar, professeur d'Economie à l'université Alzahra de Téhéran. «Ils ne veulent pas que les sanctions soient levées.» Saeed Laylaz, économiste proche du président Rohani, estime pour sa part que l'économie iranienne a été mise à genoux plus par une mauvaise gestion que par les sanctions. Emprisonné après la répression des manifestations de 2009 contre l'élection présidentielle ayant permis de reconduire Mahmoud Ahmadinejad pour un second mandat, il ne sous-estime pas l'hostilité à l'ouverture économique de ceux qui ont des positions acquises. «Je pense fermement qu'une certaine frange du régime a et a eu le projet de créer des sanctions contre l'Iran pour dissimuler sa mauvaise gestion et le pillage de la richesse économique qu'elle a organisé.» Reuters