Aux yeux de Vincent Bolloré, le chef de file de Vivendi, le géant français des médias doit produire davantage de séries, de films et de contenus propres pour contrer le géant américain de la vidéo à la demande. Pour atteindre plus facilement ses clients et devenir une référence en Europe du sud, il mise, outre la télévision, sur des alliances avec des opérateurs télécoms ou sa plateforme Dailymotion. Ça y est ! À en croire Vincent Bolloré, Canal+ «est redressé». Si, si... après avoir allègrement coupé les têtes et écarté de nombreuses figures de la chaîne cryptée (à l'instar des historiques des Guignols, ou de Yann Barthès, la vedette du Petit Journal), le chef de file de Vivendi, maison-mère du Groupe Canal, veut croire que la nouvelle orientation donnée à la chaîne va porter ses fruits. Davantage tourné vers le divertissement, le cinéma, les séries ou le sport, le grand patron est persuadé d'avoir trouvé la recette miracle pour endiguer ses grosses pertes d'abonnés et arrêter de perdre de l'argent. «J'ai été obligé d'intervenir, plaidait Vincent Bolloré lors d'une audition au Sénat fin juin. Canal+, c'est un fait, c'est -260 millions d'euros de résultat en 2015 et un budget de -400 millions d'euros en 2016.» Pourtant, c'est peu dire, sa «nouvelle formule» ne fait guère l'unanimité. Beaucoup voient en Vincent Bolloré le fossoyeur de l'identité de la chaîne, de cet «esprit Canal», née en 1984, et dont les émissions impertinentes et les enquêtes ont fait la réputation de la chaîne cryptée. Les arguments ne manquent pas. Pour clouer définitivement le bec au Zapping, qui s'était à plusieurs reprises payé la bobine du «boss», Gérald-Brice Viret, le directeur des antennes du groupe s'est fendu d'une justification plus que fumeuse : «Cela n'a pas de sens de faire la promotion des programmes des autres chaînes», a-t-il lâché, sans rire, le 27 juin dernier, lors de la présentation de la grille de rentrée, d'après Libération. Quant à l'info, elle n'est guère en odeur de sainteté. Spécial Investigation a donc été mis sur la touche. Pourquoi ? Parce que des enquêtes, il y en aurait partout, et qu'en conséquence, ce n'est pas assez «distinctif» a bombardé Maxime Saada, le DG de Canal+. Contrer Netflix et Amazon Il faut dire qu'en plus d'être des «produits» forcément moins exportables qu'une énième émission de divertissement, il semble que Vincent Bolloré soit peu friand des enquêtes à charge contre ses partenaires en affaires. Pour beaucoup, aucune autre raison ne justifie la déprogrammation, l'an dernier, d'un documentaire sur l'évasion fiscale au Crédit Mutuel. Ce que l'enfant terrible du capitalisme français dément, contre vents et marées... Avec cette hécatombe, Vincent Bolloré est devenu en quelques mois le punching-ball favori des médias et de l'opinion. L'intéressé dézingue la courte vue des commentateurs. Devant les sénateurs, l'homme d'affaires breton s'en est même amusé : «Je ne suis évidemment pas un enfant de 4 ans. Je lis tout ce qui est écrit avec toujours beaucoup d'intérêt, parce que quand vous lisez des choses désagréables, il y a toujours des trucs intéressants à prendre. Vous savez, je viens de l'ouest, là où l'huître sous le citron bouge, mais reste !» À ses yeux, les analystes et journalistes presse-citrons ne comprennent rien à son projet industriel. Son idée ? Faire émerger un «champion européen des médias», avec Canal+ en chef de file. Avec cette stratégie, il espère tenir bon face aux tornades Netflix et Amazon. Il faut dire que ces champions américains de la vidéo en ligne disposent d'une sacrée force de frappe, avec respectivement 75 et 46 millions d'abonnés à travers le monde. Tandis que le groupe Canal+, de son côté, affiche 15,4 millions de fidèles, dont un peu plus de 8 millions dans l'Hexagone. Les séries, une «carte essentielle» Sous ce prisme, la «diète» sévère imposée en France constitue un impératif pour Vincent Bolloré. Pour l'industriel, il s'agit d'une étape nécessaire pour doper la production de contenus culturels résolument «bankable» à l'international. Géographiquement, il concentre surtout ses forces en Europe du Sud (France, Italie, Espagne...). D'où sa récente alliance avec Mediaset, le groupe de Silvio Berlusconi, dont il a racheté Mediaset Premium, son bouquet de chaînes payantes. Il faut dire que côté contenus, le cinéma et les séries constituent pour lui «une carte essentielle» à côté de la musique (avec Universal Music), des jeux vidéo (avec le rachat récent des studios Gameloft dans le mobile) et des programmes de flux (avec l'entrée l'an dernier de Vivendi dans Banijay-Zodiac, qui fait dans la télé-réalité et les divertissements comme «Fort Boyard» ou «Koh-Lanta»). «Nous finançons le cinéma à hauteur de 500 millions par an, dont 200 millions pour le cinéma français», claironne Vincent Bolloré. Il répète à l'envie qu'il veut «même accentuer» cet effort sur les fictions, perçu comme un levier de différenciation made in France. De «Braquo», aux «Revenants», en passant par «Le bureau des légendes», Canal mise aujourd'hui beaucoup sur la production de séries maison pour se refaire une santé. Une concurrence féroce Reste qu'à ce petit jeu, il doit faire face à la concurrence de nombreux rivaux. En France, Patrick Drahi, le propriétaire de SFR, a récemment dégainé sa propre plateforme Zive. À l'international, on retrouve Netflix. Présent dans plus de 190 pays, le géant américain s'est fait un nom avec ses pépites «House of cards» ou «Orange is the new black». Mais il y a aussi Amazon, qui a lancé Amazon Prime pour écouler de la musique, des vidéos, séries et autres e-books. La guerre entre Canal+ et Netflix a d'ailleurs déjà commencé. L'an dernier, la filiale de Vivendi a coproduit et lancé «Versailles». Avec un budget de 30 millions d'euros, c'est la série française la plus chère de l'histoire. Au même moment, Netflix a sorti «Marseille» en grandes pompes - avec Gérard Depardieu en tête de casting. Son objectif ? «Franciser» un peu son offre pour gagner des clients dans l'Hexagone. Plus de partenariats dans la distribution Pour rester dans l'ère du temps, le groupe mise aussi sur des « mini-séries », aux formats plus courts et destinés aux smartphones. Au fond, faut-il percevoir cet investissement dans les fictions comme une bouée de sauvetage ? «Non», rétorque Didier Liardet, historien et spécialiste des séries télévisées. À ses yeux, les séries ne justifient pas à elles seules un abonnement. «Des séries, il y en a partout», observe-t-il. Même «Gotham» (une superproduction américaine racontant les aventures d'un inspecteur dans l'univers de Batman, Ndlr) est diffusée sur TMC ! Pour lui, Canal a d'ailleurs perdu beaucoup d'amateurs de séries, déçus par la dégradation de l'offre sportive. Pour mémoire, fin 2015, le groupe s'est fait soutraire les droits du championnat de foot anglais par SFR. Enfin, le mois dernier, Canal a échoué à s'allier avec beIN Sports pour proposer ses matchs en exclusivité. Reste qu'avoir des contenus est une chose. Mais pour atteindre les clients, encore faut-il disposer de puissants canaux de distribution. Sur ce front, Vivendi joue sur plusieurs tableaux. D'une part, il mise sur des alliances avec les opérateurs télécoms pour proposer ses contenus à leurs abonnés. C'est la raison pour laquelle Vivendi a récemment pris le contrôle de Telecom Italia (moins de 25%), et garde une petite participation dans l'espagnol Telefonica (0,95%). D'autre part, il mise sur la Toile avec Dailymotion, qu'il a racheté à Orange l'an dernier. Pour élargir sa base de clients, Vincent Bolloré ne compte pas en rester là. «Nous passerons certainement des accords avec partenaires français dans les temps qui viennent», prévient-il. On pense notamment à Orange, le leader des télécoms en France. Il y a peu, Stéphane Richard, son P-dg, confiait à La Tribune que l'opérateur «a plein de choses à échanger avec Vivendi». La croisade de Vincent Bolloré dans les médias n'est donc pas terminée. P. M. In latribune.fr