Il y a une constante chez les Algériens, qui consiste à appeler de leurs vœux une catastrophe qui ferait disparaître le pays et son peuple. Si seulement un bienvenu météorite venait s'écraser sur nous, soupirent-ils. Nous en finirions ainsi avec cette vie grise, vide de sens. Nous abstrairions du paysage nos mines renfrognées, nos masques de misère et de douleur, nos questions non formulées, nos réponses bricolées, notre incompréhension du monde ; bref la lasse comédie que nous jouons depuis si longtemps et qui consiste à ressembler à l'autre, aux autres, à se conformer à un usage, une étiquette rigides, à des codes abscons que des décennies d'observance ont hissés au rang de valeurs suprêmes... Il y a une constante chez les Algériens, qui consiste à appeler de leurs vœux une catastrophe qui ferait disparaître le pays et son peuple. Si seulement un bienvenu météorite venait s'écraser sur nous, soupirent-ils. Nous en finirions ainsi avec cette vie grise, vide de sens. Nous abstrairions du paysage nos mines renfrognées, nos masques de misère et de douleur, nos questions non formulées, nos réponses bricolées, notre incompréhension du monde ; bref la lasse comédie que nous jouons depuis si longtemps et qui consiste à ressembler à l'autre, aux autres, à se conformer à un usage, une étiquette rigides, à des codes abscons que des décennies d'observance ont hissés au rang de valeurs suprêmes… Bien sûr, il faut faire la part du discours convenu qui court dans les cafés et les rues de nos villes, que les Algériens répètent en boucle, et qui nous assure que tout va mal et qu'il faut en finir... Pour autant, fort heureusement, on en reste le plus souvent au stade du discours, mais quelque chose sous-tend cette manifestation bruyante de dégoût de l'existence. Ce quelque chose, c'est le vide, l'absence, que vient souligner le rituel immuable des jours, l'immobilité que symbolise la figure mutique, figée du premier de nos magistrats. Le substitut principal à ce vide réside dans une observance religieuse particulièrement stricte, à laquelle on ajoute sans cesse des règles nouvelles, des contraintes plus étroites. Ainsi, on explique aux petites filles qu'elles ne doivent pas partager leurs chambres à coucher avec leurs poupées, celles-ci empêchant les anges d'y entrer. Tout est sujet à codification. Le moindre acte de la vie quotidienne est soumis à des règles. Ce corset, chaque jour plus serré, permet d'éviter de se confronter à la question obsédante du sens de l'existence, à celle de l'apparente absurdité du monde… Ce sont ces questions qui inspirent les sorties apocalyptiques évoquées plus haut. Le nihilisme, dites-vous ? Cela y ressemble fort... Le nihilisme n'est pas l'apanage de l'Algérie. Pour en avoir un aperçu, tentons une incursion circonspecte chez… Nietzsche. Bien sûr, le philosophe s'est concentré sur l'Europe, dont il constatait la décadence et pour laquelle il rêvait du surhomme dispensé de morale. Mais peut-être a-t-il quelque chose à nous dire, à nous Algériens ? Le nihilisme, pour Nietzsche, n'est pas le dégoût de la vie mais la découverte de l'absence de sens, de l'épuisement de l'interprétation du monde au moyen des outils classiques, forgés par la morale chrétienne, l'absence de sens revenant éternellement, suivant le thème de l'éternel retour, sous la forme d'une existence absurde. C'est cette morale que Nietzsche conteste en dressant la généalogie, en la présentant comme une construction séculaire dont le but est d'empêcher l'homme de s'élever au-dessus de sa condition. La morale, c'est, selon le philosophe, un moyen d'échapper à la lancinante question du sens, de la vie, de notre présence. Mais, sous la mince couche de l'humanisme brûle le feu de Dionysos, l'appel de la Nature violente, le désir d'en finir avec ce monde convenu dans lequel l'esclave accepte son sort et fait de sa faiblesse une vertu. Et voici que l'esclave se révolte devant l'insouciance du maître et de son bon goût qui est la négation de sa souffrance. L'Algérie, ses harragas, ses émeutiers, ses supporters jouant du couteau, ses chauffeurs exaltés par le franchissement des lignes, par le frisson du dépassement interdit dans un virage improbable, son peuple qui joue à défier l'ordre étouffant qu'il tisse lui-même jour après jour... Il faut, nous dit Nietzsche, chercher le fond des choses sous le masque du contraire et non sous l'image ou le symbole analogique. C'est dans l'attitude apparemment sereine du prieur confit dans son dialogue apparent avec son Créateur que l'on retrouve la réalité de l'homme ivre de violence, travaillé par l'envie de mettre à bas ce monde construit, selon les canons d'une morale désormais inopérante face au questionnement fondamental auquel il se heurte… Tout ce qui est profond aime le masque, nous dit encore Nietzsche. C'est sous le masque de la vertu que se dissimule la pulsion de destruction, l'ébauche du désastre qui «court au cœur de la civilisation théorique européenne, chrétienne et platonicienne»… La défaite de la morale, de l'ordre moral plutôt, engendre l'inquiétude de l'homme moderne, privé de sa rassurante béquille. La tentation est grande de hâter la fin d'un monde pour qu'advienne un monde nouveau dans lequel le peuple ne serait plus la masse informe qui geint et meurt sous les coups de ses maîtres. Nos compatriotes, rejetant la facilité du conformisme, pourront alors s'interroger sur ce qui compte vraiment, ce qu'ils perçoivent du monde et ce qu'ils ont à lui dire. Recouvrant le statut privilégié que leur confie la Création, ils seront alors aptes à donner du corps à la volonté de puissance qui leur permettra de façonner le monde, de surmonter leur faiblesse pour être enfin les architectes de leur devenir, mission à propos de laquelle ils sentent confusément qu'ils doivent leur existence. C'est dans son accomplissement qu'ils rendront grâce au Créateur... B. S. * Ecrivain, maître de conférences et militant algérien. Professeur de sciences physiques à l'université de Cergy-Pontoise en France.