Rivalité, trahison et vengeance sont les ressorts de la lutte fratricide qui oppose aujourd'hui le président Recep Tayyip Erdogan au prédicateur Fethullah Gülen, son ancien allié devenu son pire ennemi. Le combat implacable entre ces deux fervents nationalistes, pieux musulmans, a mis la Turquie sens dessus dessous, comme en témoigne la tentative de putsch survenue le 15 juillet, dont la paternité est aujourd'hui attribuée par Erdogan à l'ancien imam. Aussi conservateurs et religieux l'un que l'autre, Fethullah Gülen et le président Recep Tayyip Erdogan partagent depuis toujours le même projet d'une réislamisation en profondeur de la Turquie qui, après des décennies de – relative – laïcité républicaine, devrait renouer avec son passé ottoman de leader du monde sunnite. Fethullah Gülen – dit «hoca effendi» (respecté maître), comme l'appellent ses fidèles, insiste davantage sur le dialogue interreligieux et l'ouverture à l'Occident. Imam septuagénaire à la santé fragile et aux prêches doucereux, réfugié depuis 1999 en Pennsylvanie (Etats-Unis), il dirige une confrérie originellement inspirée du soufisme, mais qui est devenue, ces dernières années, un puissant réseau d'influence, un vaste pouvoir occulte. Recep Tayyip Erdogan, tribun aux accents populistes, président et chef charismatique de l'AKP (Parti de la justice et du développement), le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis quatorze ans, a surtout privilégié l'action politique. Un conflit fratricide Ils furent longtemps rivaux, puis alliés de raison avant de s'engager dans une lutte à mort. «Après l'effondrement de la République laïque, c'est la première bataille de la République religieuse», notait Soli Özel, politologue et universitaire, quand commença la saga du conflit fratricide en 2012-2013. Le coup d'Etat raté du 15 juillet en est le dernier acte en date. Et peut-être l'ultime, car Recep Tayyip Erdogan, renforcé par l'échec des putschistes, est plus décidé que jamais à éradiquer ce qu'il désigne depuis trois ans comme «l'Etat parallèle», le «gang», «la cellule cancéreuse». «Tout comme d'autres groupes, j'ai également aidé cette structure, pensant que nous aurions pu converger vers un dénominateur commun minimum, bien que de nombreux aspects de cette organisation ne me convenaient pas», déclarait Erdogan devant des dignitaires religieux, le 3 août. Dans un rare exercice de contrition, il s'est dit «attristé de ne pas avoir pu révéler bien avant le vrai visage de cette organisation traîtresse». Un universitaire d'Istanbul, qui préfère rester anonyme dans l'actuel climat de chasse aux sorcières, explique qu'«Erdogan est d'autant plus déterminé à aller jusqu'au bout qu'il est dans une logique de vengeance, car il s'est senti personnellement trahi par ce leader religieux dont il s'est toujours méfié, mais avec qui il avait passé alliance dès son arrivée au pouvoir». Il souligne que le chef de l'AKP «connaît d'autant mieux l'étendue du pouvoir des gülénistes dans la société, surtout au sein des institutions, que c'est lui-même qui le leur a donné». D'où l'ampleur des purges, en quinze jours : plus de 17 000 gardes à vue, dont déjà la moitié transformées en arrestations, plus de 60 000 fonctionnaires démis de leurs fonctions. Une centaine de journaux, chaînes TV, stations de radio ont été fermés. Des centaines d'écoles privées, des lycées et quelques universités, dont la prestigieuse université Fatih d'Istanbul, ont connu le même sort. Pour être rangé comme suspect, il suffit d'avoir bénéficié d'une bourse güléniste pour ses études ou d'avoir des comptes à la banque Asya, le cœur financier de la galaxie des «Fethullahci», les fidèles de Gülen. Une adhésion à la Tuskon, leur association d'hommes d'affaires, est vue comme une forme d'allégeance au mouvement. «Voici quarante ans que l'organisation déploie ses tentacules en Turquie. Dans des circonstances ordinaires, il faudrait vingt ans pour l'éradiquer. Nous ne pouvons nous permettre d'attendre si longtemps», a expliqué récemment le vice-Premier ministre Nurettin Canikli. Combien d'adeptes ? Du temps de leur splendeur, leur nombre était évalué à un million, voire le double. «C'était non seulement la principale organisation religieuse de Turquie des années 1990, mais aussi le plus important mouvement de société civile du pays», relève la sociologue Elise Massicard. L'opacité comme l'étendue des réseaux d'influence des «Fethullahci» nourrissaient tous les fantasmes. La confrérie a beaucoup de traits communs avec l'Opus Dei par la puissance de ses réseaux au sein de l'Etat Avec son prosélytisme missionnaire, la «Cemaat» (Communauté) de Gülen rappelle les mouvements évangéliques américains. Avant tout, elle a beaucoup de traits communs avec l'Opus Dei, notamment la puissance de ses réseaux au sein de l'Etat et son infiltration systématique des rouages de l'administration. Un phénomène dénoncé de longue date par l'opposition laïque, qui en fut la première victime pendant la décennie d'alliance entre l'AKP et les «Fethullahci» (2002-2012). Mouvement aussi redoutable qu'atypique, la confrérie fonctionne comme une nébuleuse d'associations en tous genres, notamment dans les domaines de l'éducation, du business et des médias. Elle se montre aussi très unifiée. «C'est une structure centralisée, pyramidale. Gülen est un maniaque du contrôle», notait Rusen Cakir, spécialiste reconnu de l'islam politique turc, auteur d'un livre consacré à la confrérie, «Le Verset et le slogan» (2005, non traduit). Est-ce pour autant une secte ? Pas vraiment. On y entre aussi facilement qu'on en sort. «Il n'y a pas de carte d'adhésion, plus on est actif dans la communauté, plus on est membre. C'est un engagement personnel dont l'intensité peut varier selon les moments de la vie», explique un ingénieur et chef d'une petite entreprise qui fut un certain temps au sein du «Hizmet» (Service), comme, entre eux, ils appellent le mouvement. L'héritage d'un penseur soufi «Servir les hommes, c'est servir Dieu», aime à rappeler Fethullah Gülen. L'engagement se concrétise au travers des sohbet, petites structures informelles où se retrouvent des personnes d'un même secteur d'activités. On y échange des idées. On y monte des projets, un foyer d'étudiants dans une banlieue, ou un lycée dans un pays africain que l'on subventionne par des dons. Fethullah Gülen, imam – donc fonctionnaire de l'Etat avant sa radiation – revendique haut et fort l'héritage spirituel de Said Nursi (1877-1960) penseur soufi d'origine kurde qui aimait à répéter que les trois principaux ennemis de l'humanité sont «le seigneur Ignorance, le sire Pauvreté et le maître Désunion». Le «hoca effendi» réinterprète cette tradition en un sens plus moderniste, estimant que les normes de la loi islamique concernent avant tout la vie privée, prônant la démocratie et le libéralisme économique, misant sur «l'islam éducatif», tout en restant très conservateur. Surtout, la branche de l'islam soufi dont il se revendique a pour particularité la reconnaissance des sciences fondamentales, contrairement à bien d'autres courants. D'emblée, le projet de l'imam Gülen se posait en rival de celui de Milli Görus (la Voie nationale), le mouvement de Necmettin Erbakan, éphémère premier chef de gouvernement islamiste (juin 1996-juin 1997) qui fut aussi le défunt mentor politique de Recep Tayyip Erdogan, et dont la mouvance politique se voulait proche des Frères musulmans. «L'honneur» de rencontrer Gülen Depuis toujours, Gülen se pose comme le bon islamiste. Fervent patriote, il soutient les coups d'Etat militaires, celui de 1980 comme celui de 1997, quand l'armée contraignit Necmettin Erbakan à jeter l'éponge. Cet échec amènera Erdogan à changer de stratégie en créant avec l'AKP, un parti islamiste moderne, qui se disait ouvert à la démocratie, à l'Europe et à l'économie de marché. Des thèmes de longue date avancés par les «gülénistes». C'est alors que se forge l'alliance avec eux. L'AKP, qui remporte les élections en 2002, a un besoin crucial de cadres islamistes bien préparés pour s'emparer des leviers de l'Etat et mettre sur la touche la haute fonction publique kémaliste et les militaires. Seule la «Cemaat» peut les lui fournir. Encore au printemps 2013, Erdogan disait, lors d'un voyage aux Etats-Unis, que rencontrer Gülen était le plus grand honneur qui pouvait être fait à un homme. Lente, habile, discrète, mais déterminée, l'infiltration des gülénistes dans l'Etat avait commencé des années plus tôt. «Les gens cesseront d'avoir peur de l'Etat quand un nombre suffisant d'entre eux pourront y trouver leur place et dire : ceci est mon Etat», écrivait Mustafa Yezil, président de la Fondation pour les écrivains et les journalistes. Leur but était de transformer la République kémaliste de l'intérieur, par un noyautage systématique. Fethullah Gülen incitait les jeunes les plus prometteurs, auxquels le mouvement fournissait des bourses, à faire du droit pour intégrer la police et la justice ou à tenter les concours d'entrée aux écoles de cadets. Depuis la tentative de putsch, les officiels turcs n'ont eu de cesse de dévoiler par le menu comment les gülénistes avaient mis au point un vaste système de triche, révélant à l'avance à leurs protégés les réponses aux concours d'entrée des académies militaires. «Une enquête a prouvé que les réponses aux examens étaient volées chaque année et que 70% à 80% des étudiants étaient pris grâce à ce subterfuge», a déclaré Ahmet Zeki Ucok, un ancien procureur militaire, dans un entretien à l'agence Bloomberg publié le 2 août. «En 2011, J'ai été arrêté par des policiers gülénistes, déféré à un juge güléniste… et tout cela était couvert par des médias gülénistes». Des pions jusqu'au sommet Le noyautage clandestin est l'alpha et l'oméga du mouvement. Dans une vidéo datant de 1999, l'imam Gülen enjoint à ses disciples «de s'engouffrer dans les artères du système sans être remarqué de quiconque jusqu'à atteindre les centres du pouvoir» et «de patienter jusqu'au moment où vous aurez saisi le pouvoir de l'Etat». La même année, alors qu'une procédure judiciaire est ouverte à son encontre par le pouvoir kémaliste, il fuit aux Etats-Unis. Il sera acquitté en 2006, à l'époque où ses fidèles tenaient une bonne partie de l'appareil judiciaire, avec la bénédiction de l'AKP. Il préféra néanmoins, par prudence, rester aux Etats-Unis. A cette période, l'infiltration était encore plus grande dans la police. Dès 2007, les gülénistes s'attachent à mettre hors jeu les kémalistes au sein de l'armée. Des centaines de hauts gradés sont jugés pour de présumés complots contre l'AKP dans le cadre de procès retentissants (Ergenekon et Balyoz) largement couverts par les médias. Militaires, journalistes, avocats sont lourdement condamnés, sur la base de charges fabriquées. Ces verdicts seront cassés en 2014 et 2015, peu après la rupture entre Erdogan et Gülen. «Avec toutes ces opérations contre les militaires, (les Fethullahci) nous ont fourvoyés, moi et le peuple», expliquera M. Erdogan le 19 mars 2015, lors d'une remise de diplômes à l'Académie militaire d'Istanbul, désireux de faire oublier son soutien d'alors aux procès lancés par les gülénistes. Mais entre-temps, les gülénistes ont eu la possibilité de pousser leurs pions jusqu'au sommet de la hiérarchie. Leur puissance était inégalée. «Qui touche à la Cemaat s'y brûle», notait, en 2011, le journaliste d'investigation Nedim Sener, qui passa un an en prison, comme son collègue Ahmet Sik, pour avoir tenté de dénoncer leur pouvoir d'influence. «Dans mon cas, comme beaucoup d'autres j'ai été arrêté au petit matin par des policiers gülénistes pour être présenté à un procureur güléniste qui m'a ensuite déféré à un juge güléniste, et tout cela était couvert par des journaux et des télévisions gülénistes», résumait Ahmet Sik. Négociations avec le PKK Les premières grosses frictions ont surgi le 7 février 2012, quand un procureur d'Istanbul acquis à la Cemaat convoqua Hakan Fidan, le chef des services secrets (MIT). En cause, les négociations menées en sous-main par M. Fidan avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, séparatiste, interdit en Turquie), à la demande du premier ministre Erdogan sous l'autorité duquel le MIT était placé. L'homme fort de Turquie y vit une attaque personnelle. En représailles, il ordonna la fermeture des écoles préparatoires (dershane) régies par la confrérie, véritables pépinières de cadres pour le mouvement. Le camp güléniste riposte le 17 décembre 2013, lorsque des magistrats du parquet d'Istanbul acquis à la confrérie délivrent des mandats d'arrêt contre cinquante personnes soupçonnées de fraude et de trafic d'influence et proches de l'élite au pouvoir. Les fils de trois ministres sont arrêtés ainsi que Süleyman Arslan, le directeur de la plus grosse banque d'Etat, Halkbank, chez qui les policiers trouvent 4,5 millions de dollars (4 millions d'euros) en liquide, remisés dans des boîtes à chaussures. «Tout le monde sait que derrière elle, il y a les Etats-Unis, l'Otan, le Royaume-Uni, la France, le Vatican, Israël, l'Union européenne et les loges maçonniques» Abdurrahman Dilipak, éditorialiste à «Yeni Akit», quotidien pro-gouvernement La presse divulgue les écoutes des conversations privées de plusieurs hauts responsables dont M. Erdogan lui-même. Pots-de-vin, cadeaux somptuaires à des ministres et à des banquiers, trafic d'or avec l'Iran, le grand déballage médiatique n'en finit plus. Le scandale éclabousse bientôt le chef du gouvernement, contraint de remanier son cabinet. Criant au complot, il accuse alors son ancien partenaire d'avoir cherché à le renverser. Le scandale de corruption sera vite étouffé. Le 25 décembre 2013, les ministres soupçonnés de fraude – Erdogan Bayraktar (environnement et urbanisme), Zafer Çaglayan (économie), Muammer Güler (intérieur) et Egemen Bagis (affaires européennes) – sont remerciés, sans avoir de comptes à rendre à la justice. Les autres suspects seront relaxés en octobre 2014, tandis que les procureurs à l'origine de l'enquête (Zekeriya Oz, Celal Kara et Mehmet Yuzgec), visés à leur tour par des mandats d'arrêt, prennent la fuite. Vécue par M. Erdogan comme une trahison – «ils nous ont poignardés dans le dos», dira-t-il un jour –, la rupture avec les gülénistes va entraîner une série de purges dans la police, le système judiciaire, la finance et les médias. Le 9 février 2015, la banque Asya est placée sous tutelle. Le régulateur public (Bddk) prend le contrôle du conseil d'administration et met la main sur 63% du capital. Officiellement, la banque se voit reprocher son «manque de transparence». Entre les deux anciens alliés, un combat à mort s'engage. «La Turquie a atteint un point où la démocratie et les droits de l'homme ont presque disparu», écrivit l'imam dans une adresse aux électeurs, laquelle, publiée au début du mois de février 2015, recommandait de ne pas voter pour l'AKP lors des législatives du 7 juin. Excédé, M. Erdogan lança la phrase suivante à l'adresse de son ancien partenaire : «Es-tu imam ou propriétaire d'une banque ?» Neuf mois plus tard, le Conseil de sécurité, un organe du pouvoir turc, fera de la lutte contre la confrérie un objectif prioritaire. Responsables de tous les maux Avec la tentative de putsch du 15 juillet, la confrérie et ses adeptes sont tenus pour responsables de tous les maux qui se sont abattus sur le pays depuis les années 1990. Des boucs émissaires bien pratiques. L'incendie de l'hôtel Madimak à Sivas, en 1993, où 37 intellectuels de gauche et alévis perdirent la vie, c'est eux ; l'assassinat du journaliste Hrant Dink, le 19 janvier 2007, c'est encore eux ; l'incident avec la Russie, quand un avion russe qui avait franchi l'espace aérien turc fut abattu par la chasse turque, le 24 novembre 2015, c'est toujours eux. Après le 15 juillet, les pilotes turcs responsables de l'incident ont avoué être des adeptes de Gülen… Comparée à la secte des «Hashishins» par le président Erdogan lors de son adresse aux autorités religieuses, le 3 août, la confrérie «a volé le passé et l'avenir de dizaines de milliers de personnes». Les purges vont continuer, avec l'assentiment d'une grande partie de l'opinion publique, car le mythe de l'ennemi intérieur est l'argument inépuisable des dirigeants populistes pour enflammer les foules. «Si l'organisation avait réussi son coup, le Hoca (Fethullah Gülen) aurait été accueilli en triomphateur. Tout le monde sait que derrière elle, il y a les Etats-Unis, l'OTAN, le Royaume-Uni, la France, le Vatican, Israël, l'Union européenne et les loges maçonniques. Ils préparaient des dossiers pour envoyer le président Erdogan à (la Cour pénale internationale de La Haye). S'ils avaient gagné, des dizaines de milliers de personnes auraient été exécutées», écrivait, le 3 août, Abdurrahman Dilipak, éditorialiste vedette du quotidien pro-gouvernemental Yeni Akit, considéré comme le porte-parole des humeurs du pouvoir. Un pouvoir qui use et abuse des théories du complot pour mobiliser la population contre ces «traîtres» et «agents de l'étranger». M. S. / M. J. In lemonde.fr