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Erdogan en difficulté face à Gülen
Les alliés d'hier se livrent une guerre fratricide
Publié dans La Tribune le 26 - 07 - 2016

Longtemps alliés, Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie et l'imam Fethullah Gülen, autorité religieuse extraordinairement influente, ont rompu leur alliance en décembre 2013 pour entrer dans une guerre fratricide. Le duel qui oppose les deux hommes s'explique par l'historique de leur relation.
Longtemps alliés, Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie et l'imam Fethullah Gülen, autorité religieuse extraordinairement influente, ont rompu leur alliance en décembre 2013 pour entrer dans une guerre fratricide. Le duel qui oppose les deux hommes s'explique par l'historique de leur relation. Revenons donc sur les raisons de leur alliance puis de leur rupture. Issu du parti de Necmettin Erbakan, père historique de l'islam politique turc influencé par l'idéologie des Frères musulmans arabes, le Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdogan a mis de l'eau dans son vin et opéré un virage idéologique qui lui a permis d'arriver au pouvoir en 2002. Il a rompu avec l'islam politique révolutionnaire pour s'en tenir à un conservatisme plus consensuel, tendant vers plus de démocratie et de pluralité politique, un peu à l'exemple des mouvances chrétiennes démocrates d'Europe occidentale.
Pour à la fois rassurer et neutraliser l'establishment kémaliste génétiquement méfiant vis-à-vis de toute forme d'islam, qu'il soit politique ou social, Erdogan a su s'entourer d'alliés de poids. D'abord en séduisant nombre d'intellectuels libéraux et laïques : les avancées certaines réalisées durant son premier mandat attestent d'une sincère volonté de faire progresser la démocratie dans son pays. Mais surtout, le leader charismatique de l'AKP a noué en 2002 une alliance fort utile avec le représentant de la mouvance mystique et néo-confrérique de Fethullah Gülen. Celle-ci, particulièrement bien ancrée dans le tissu social, dispose de relais éducatifs et autres outils d'influence, aussi bien dans le pays qu'à l'étranger.
Certes, l'alliance nouée au départ entre l'AKP et le mouvement Hizmet de Gülen ne gomme pas les divergences, pas plus qu'elle ne dénature l'AKP en tant que machine électorale, ou le Hizmet en tant qu'outil d'éducation et d'influence religieuse sur la scène nationale et internationale.
Quant aux deux hommes, si Erdogan apparaît comme une bête politique impulsive et séductrice, Fethullah Gülen affiche dans sa grande discrétion un tempérament plus posé, conforme à son image de figure mystique introvertie. La différence de nature entre l'AKP et le Hizmet, aussi bien que la différence de tempérament entre leurs dirigeants, n'ont pas constitué d'obstacle à leur alliance tacite car ils se trouvaient liés par un objectif commun plus grand qu'eux : casser l'hégémonie kémaliste, desserrer l'étau qu'exerce sur les institutions l'armée, gardienne auto-désignée de la République fondée par Mustafa Kemal Atatürk.
Rompue en décembre 2013, cette alliance aura bénéficié aux deux parties autant qu'à la Turquie tout entière. L'AKP y a puisé de quoi renforcer son pouvoir en s'appuyant sur les influents réseaux du mouvement de Gülen, notamment les écoles, médias et associations de dialogue interreligieux éparpillés à travers le monde, en Asie, aux Etats-Unis et même en Europe. En échange, le mouvement de Gülen a investi - s'est infiltré, disent ses détracteurs - dans les structures de l'Etat, institutions éducatives, policières et même judiciaires. La Turquie a, quant à elle, bénéficié de nombre de réformes démocratiques, grâce auxquelles le pouvoir exorbitant des militaires a été réduit (bien qu'au prix d'arrestations abusives de haut gradés), le Code pénal a été rendu moins répressif et le sort de la forte minorité kurde s'est amélioré. À l'étranger, la Turquie jouissait d'un prestige inédit de pays musulman républicain et laïque, en voie de rapide démocratisation, et capable d'être érigé en modèle.
L'affaire de la flottille de Gaza
Mais Erdogan, grisé par ses premiers succès, notamment au début des printemps arabes où tout allait encore à peu près bien pour la Turquie, considère de plus en plus le mouvement de Gülen comme un défi à son autorité. En 2010, l'imam est en effet sorti de sa réserve habituelle pour critiquer publiquement sa réaction contre Israël dans l'affaire du violent arraisonnement par la marine israélienne de la flottille humanitaire venue en aide à la bande de Gaza.
En politique intérieure, le problème kurde divise les deux camps. Erdogan a pris des initiatives concrètes, mais secrètes, pour régler la question kurde dont les origines remontent à la fondation de la République de Turquie. Sous ses ordres, Hakan Fidan, le chef des renseignements et son homme de confiance, rencontre à Oslo des représentants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), principal acteur de la guérilla kurde en Turquie. Sur ce sujet, la mouvance de Gülen campe sur une position plus nationaliste que l'AKP et accepte mal l'ouverture offerte aux Kurdes. Par le biais de ses réseaux dans la magistrature, elle a tenté de faire arrêter le chef des renseignements au motif de collusion avec une organisation terroriste et séparatiste. L'attaque, de fait, visait Erdogan. Pour le premier ministre, cette action des gülénistes n'était ni plus ni moins qu'une tentative de coup d'Etat civil.
Or, s'il ne s'agit que de deux dossiers parmi d'autres, leur accumulation et l'addition d'autres épineux problèmes, comme la question syrienne dans laquelle Erdogan a mené une politique solitaire et impopulaire, ont rendu le choc inévitable. Sentant la menace s'approcher, depuis l'annonce de la fermeture des centres éducatifs privés faisant partie des atouts du Hizmet, Gülen décide de lancer l'offensive. Des procureurs et policiers proches du mouvement - mais qui auraient agi selon leur propre conscience, affirme Fethullah Gülen - révèlent au grand jour d'importantes affaires de corruption impliquant des ministres et proches d'Erdogan, y compris son propre fils, Bilal. Pour discréditer un peu plus Erdogan - y compris sur la scène internationale- et peut-être précipiter sa chute, des membres de la mouvance (là aussi avec force démentis de la part des ténors du Hizmet) ont enregistré et diffusé sur Internet le contenu d'une réunion entre plusieurs hauts responsables militaires et politiques du pays détaillant le plan d'une éventuelle incursion de la Turquie en Syrie.
Enfin, en janvier 2014 éclate l'affaire des camions d'armes que la Turquie a envoyés aux djihadistes en Syrie. Largement couverte par les médias antigouvernementaux, notamment ceux de Gülen, mais aussi internationaux, cette affaire a très sévèrement terni l'image d'Erdogan malgré les multiples démentis des autorités officielles répétant inlassablement qu'il s'agissait de camions affrétés par le MIT (les services de renseignements) pour envoyer de l'aide humanitaire et militaire aux combattants turkmènes qu'Ankara soutient en Syrie. Où que se trouve le curseur de la vérité, cette affaire a intensifié et envenimé un peu plus le conflit entre l'Etat turc accaparé par un Erdogan fragilisé par la guerre en Syrie, et la mouvance de Gülen désormais soutenue de manière circonstancielle par tous les opposants à la dérive autoritaire du régime AKP - ainsi que par des médias étrangers choqués par l'hypothétique collusion entre Erdogan et les djihadistes en Syrie.
L'enjeu du «quatrième pouvoir»
Toutefois, dans le strict duel Erdogan-Gülen, l'un et l'autre jouent la montre et l'épuisement de l'adversaire. Or, à ce jeu, le gouvernement pourrait être celui qui a le plus à perdre puisque le temps politique et électoral est bien plus compté que celui de l'imam. La défaite électorale relative de l'AKP en juin 2015 et la rupture de la trêve qui prévalait entre Erdogan et le PKK en constituent les premiers signes d'alerte.
Cela pourrait expliquer en partie la stratégie crue, agressive et dangereuse d'Erdogan. Au mépris de l'Etat de droit, elle a consisté à procéder à une purge en masse des sympathisants de Gülen infiltrés dans la police et la procurature et suspectés d'être à l'origine des scandales de corruption. Depuis deux ans, des milliers de policiers ont été licenciés ou mutés dans d'autres régions et le pouvoir judiciaire a été largement soumis au pouvoir politique. Mais Erdogan s'en est surtout pris aux atouts du mouvement Hizmet. Sous couvert de fausses accusations et sans apporter la moindre preuve, des entreprises éducatives ou bancaires comme la banque Asya Finans ont été mises en difficulté au motif de crimes économiques. Des journalistes issus du mouvement comme Hidayet Karaca ou Ekrem Dumanli ont été arrêtés, sérieusement inquiétés puis relâchés, et des groupes de presse comme Samanyolu ou Koza Ipek Holding ont subi les raids des forces de sécurité pour «atteinte à la sûreté de l'Etat». Rien n'a été prouvé, mais le gouvernement décrétant que le Hizmet de Gülen était une organisation terroriste similaire, voire agissant avec le PKK, alors que tout sépare l'organisation irrédentiste kurde du mouvement Gülen. Les activités éducatives n'ont d'ailleurs jamais pu s'implanter aisément dans les provinces kurdes où le PKK suspecte le Hizmet de vouloir mener une politique de turquisation. Au final, la ligne de défense absurde de l'AKP contraste avec la stratégie, subtile et plus subtile, dont use le Hizmet pour creuser son sillon.
En effet, la mouvance a évolué dans ses méthodes de défense. Finies les écoutes illégales et les révélations sensationnelles de corruption ou de liens troubles entre l'appareil sécuritaire d'Erdogan et des djihadistes en Syrie. Désormais, pour dénoncer les manquements aux valeurs et principes démocratiques d'Erdogan, le Hizmet circonscrit à dessein le combat dans l'arène du «quatrième pouvoir», celui de la presse et des médias, si bien que les critiques virulentes exprimées contre ceux-ci par Erdogan n'en paraissent que plus antidémocratiques et arbitraires. Sur ce point, Gülen et ses disciples connaissent bien les médias et savent les utiliser. À tel point qu'on a déjà oublié les jours en Turquie où le mouvement güléniste ne se gênait pas pour mener la vie dure aux médias.
Cyniquement, il semblerait que les ennemis d'hier deviennent aujourd'hui de nouveaux amis, ou du moins des alliés stratégiques. C'est ce qui apparait dans le rapprochement entre les médias de Gülen et ceux du courant kémaliste comme le journal Cumhuriyet. Ainsi, c'est Can Dündar, un journaliste de Cumhuriyet qui a diffusé la vidéo des armes à destination de la Syrie, et bien qu'il n'ait pas dévoilé ses sources, il est fort probable qu'elle ait été filmée par des sympathisants de Gülen. C'est bien à un début de recomposition des alliances politiques que l'on assiste en Turquie, et dans laquelle l'AKP d'Erdogan se trouve fragilisé.
L'image fragilisée du Président
Par ailleurs, depuis la rupture de la trêve entre l'Etat turc et le PKK, le 24 juillet 2015, Erdogan a perdu le soutien des Kurdes. Certes, le processus de règlement battait déjà de l'aile mais depuis la reprise des affrontements dans le sud-est du pays, le Parti démocratique des peuples (HDP) a rompu tout dialogue avec Erdogan, jugé seul responsable de la flambée de violence meurtrière. Et de fait, il y a convergence entre le camp kurde et le Hizmet dans la dénonciation de la dérive autoritaire d'Erdogan.
Au final, dans cet affrontement asymétrique où le président turc dispose des ressources de l'Etat pour combattre son rival, il eût été tentant de parier sur Erdogan. Aux purges dans les institutions, il a ajouté une systématique campagne de dénigrement auprès des ambassades turques et de ses homologues à l'étranger, dans tous les pays où le mouvement de Gülen a des écoles ou des entreprises, qu'il n'hésite pas à comparer à de la vermine ou à des cellules cancéreuses. Le mouvement güléniste accuse le coup et a perdu d'importants moyens financiers, mais aussi son image et son prestige car finalement, la mouvance, qui se targuait d'âtre apolitique, se révèle bien plus politisée et avide de pouvoir et d'influence qu'elle ne veut bien l'admettre.
Alors qu'Erdogan dispose d'un pouvoir démesuré et théoriquement suffisant pour anéantir le mouvement de Gülen, un tel objectif paraît désormais hors d'atteinte. A bien des égards, l'homme fort de Turquie s'essouffle et sa défaite pourrait donner raison et espoir au Hizmet.
Du temps où il était populaire, Erdogan apparaissait comme une force tranquille et mobilisatrice, tout en faisant preuve de pragmatisme. Depuis, il s'est révélé rancunier, arrogant, borné, intransigeant et impitoyable. A cela s'ajoute le fait que sa politique en Syrie a échoué, puisque Bachar Al-Assad est toujours à Damas et qu'Erogan a été contraint de rejoindre officiellement le combat contre l'organisation Etat Islamique (OEI).
Les élections législatives du 7 juin 2015 ont amorcé son déclin : l'AKP a plongé de 10 points par rapport au scrutin précédent de 2011, passant de 50 à 40% des voix. Il reste la première force du pays mais son piédestal se fissure. Le mandat du président court jusqu'en 2019, mais son avenir politique est compromis et il lui sera difficile de continuer à rivaliser d'influence avec Fethullah Gülen. Et ce n'est pas l'AKP, à bout de souffle, ni les multiples segments de la société qu'il s'est mis à dos qui viendront à son secours. Mais d'ici là, la démocratie turque devra vivre et surmonter encore des moments difficiles.
B. B.


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