Le fait aurait pu être une simple anecdote. De ces trucs qu'on fait mousser un temps sur les réseaux sociaux et You Tube. Un coup de buzz et puis s'en va ! Sauf que ce truc-là a une signification particulière, au point que la ministre de l'Education nationale, mère de famille et pédagogue de métier, s'en est émue. Et assez pour décider d'ouvrir une enquête au sujet du truc en question. Car la vraie question a trait finalement à la formation des esprits de nos écoliers, surtout à leur ouverture sur le monde. Ce truc est une vidéo d'une enseignante de langue arabe qui l'a postée sur les réseaux sociaux. La prétendue éducatrice s'est filmée dans une classe de primaire et s'adresse à ses élèves par une question innocente en apparence mais lourde de sens philosophique : «Quelle est la langue des gens du paradis ?», lance-t-elle. «L'arabe!», répondent les élèves. «Cette année, on ne s'exprimera qu'en… ?», demande-t-elle. «Qu'en arabe», répondent en chœur les innocents enfants. La ministre a donc eu raison de se pencher sur la question et de rappeler que «Nous sommes dans un secteur sensible». La question n'est donc pas l'usage ou la place de la langue arabe dans le système éducatif. La problématique est tranchée dans la Constitution même. Elle réside plutôt dans cet esprit exclusiviste et rétrograde qui veut l'enfermer dans un statut de langue unique dans tous les sens du terme. Cet enfermement linguistique est également celui des esprits censés être formés au pluralisme des idées et des langues. Cette enseignante écervelée participe ainsi à la lobotomisation des esprits au lieu de les éclairer. D'un point de vue légal, elle n'avait pas le droit de filmer les enfants, encore moins de diffuser la vidéo sur le Net, sans le consentement des parents. Il n'est pas normal, comme l'a relevé une internaute algérienne, de «faire vendre la langue arabe ou une autre langue comme langue du paradis à des enfants, car c'est comme ça qu'on fait de l'arabe une langue d'idéologie». La question essentielle qui en découle est de savoir si la l'arabe a besoin d'être ainsi sacralisée pour se conserver et se perpétuer ? Question subsidiaire : pourquoi les autres peuples n'ont pas eu besoin de recourir au sacré pour préserver et développer leurs langues ? Aucune langue n'est sacrée et aucune d'elle n'est celle du Paradis, comme si Dieu était lui-même monolingue ! Et dans le cas, fortement improbable où l'arabe serait l'idiome exclusif de l'Eden, quelle serait alors, à l'inverse, la ou les langues de l'Enfer ? A contrario, aucune langue n'est le véhicule exclusif de la modernité et du progrès. La fonction essentielle d'une langue, quelle qu'elle soit, est de favoriser la réflexion et la raison critique, de développer l'intelligence et de cultiver le goût des belles choses. En un mot et pas en mille, d'éveiller la curiosité et d'ouvrir l'esprit sur les Autres, sur le monde. Sur la cristallisation de la langue arabe, c'est-à-dire de sa fixation dans le marbre de l'immobilisme, l'écrivain et journaliste Chérif Choubachy, ancien fonctionnaire de l'Unesco et ex-vice-ministre de la Culture égyptien, a consacré un livre édifiant. Le Sabre et la virgule a soulevé en effet une tempête médiatique et politique sans précédent en Egypte. Il lui a valu aussi les foudres d'une vaste coalition de sacralisateurs de la langue d'El Jahiz. Mal lui en avait pris de se demander si la langue du Coran est l'une des causes du déclin de la puissance arabe depuis Saladin ? Sa grammaire, qui n'a pas évolué depuis quinze siècles, explique-t-elle le retard considérable sur l'Occident au fil du temps ? Chérif Choubachy y souligne, en rouge, ses archaïsmes et sa complexité qui la rendent impraticable par l'homme de la rue. Du Maroc à L'Irak, prospèrent les dialectes les plus variés, laissant la maîtrise de l'arabe classique à des érudits et autres universitaires. Et comme toute langue est la propriété de tous ses locuteurs, Chérif Choubachy milite pour éviter la momification de l'arabe par ceux-là mêmes qui veulent la conserver intacte et figée dans le temps. Les Arabes seraient-ils capables de moderniser leur langue en élargissant son champ lexical et en dépoussiérant sa grammaire ô combien complexe ? De ce défi titanesque dépendent leur culture et leur survie comme entité civilisationnelle. Et pour cause ! L'arabe est la seule langue dans le monde d'aujourd'hui à n'avoir connu aucune modernisation de sa grammaire depuis plus de 1500 ans : elle est restée gelée au fil des siècles et coagulée dans les «oummahat el koutoub», les énormes sommes des encyclopédistes. Toute tentative de rénovation se heurte aux tenants crispés d'un passé à jamais perdu mais sans cesse sublimé, sous prétexte que l'arabe est la langue du Coran, et doit donc rester sacrée. Une sorte de «daéchisation» des esprits. Le mérite de Chérif Choubachy aura été d'établir le rapport entre l'immobilisme de la langue et la stagnation des esprits. L'arabe ainsi pétrifié est devenu un carcan qui empêche le développement des esprits. Toute tentative de modernisation doit donc passer par une révision de la langue. Les israéliens l'ont fait avec l'hébreu. N. K.