Les Etats-Unis se concentrent désormais sur l'émergence de l'Asie. Au lieu d'utiliser des armes de guerre, ils utilisent les outils de la mondialisation (en particulier, les accords commerciaux et d'investissements), pour aider à façonner le développement de la région. Quand le Moyen-Orient sera prêt, les Etats-Unis vont sûrement faire la même opération dans cette région. Et quand cela se produira, les quelques points d'ancrage militaires isolés et les alliances éphémères entretenues par la Russie seront rapidement perdues. Comme l'Union soviétique en Europe centrale et orientale, la Russie actuelle n'a pas sa place dans une région qui subit une réforme socio-économique et des transitions démocratiques Par Shlomo Ben-Ami* Les Etats-Unis ont perdu deux guerres asymétriques dans les temps modernes : une contre le Viêt-Cong au Vietnam, une autre contre les groupes terroristes au Moyen-Orient. Lorsque leur défaite a été manifeste au Vietnam, les Etats-Unis ont quitté la région, en laissant le vainqueur remettre de l'ordre, pour en fin de compte rejoindre la structure de sécurité et de coopération de l'Anase. Le Moyen-Orient a été plus difficile à quitter, malgré tous les efforts de l'Amérique et reste en proie à des conflits et secoué par des alliances changeantes. Pour le président russe Vladimir Poutine, l'agitation dans la région représente un moyen d'action important. En faisant une percée au Moyen-Orient, il espère faire revivre l'image ternie de la Russie comme puissance mondiale, restaurer son statut de principal contre-pouvoir géopolitique de l'Amérique et obtenir des éléments de négociation pour promouvoir ses préoccupations plus immédiates dans les pays étrangers proches de la Russie. D'après ses calculs, la réussite dans ces domaines consolidera son pouvoir et son soutien populaire dans son pays. Sur ces fronts, Poutine a fait quelques progrès, en intégrant résolument la Russie dans la politique du Moyen-Orient. Mais la position de la Russie dans la région reste fragile. Elle n'est pas actuellement en mesure d'aider à établir (encore moins de superviser) un nouvel ordre régional, pour une raison simple : le Kremlin n'y a pas de véritables alliés. La Russie exerce bien sûr une influence importante en Syrie (un héritage de la Guerre froide), et des intérêts communs ont permis à Poutine de se lier avec certaines puissances régionales. Mais aucun pays du Moyen-Orient actuel n'est un client captif du Kremlin de la même manière qu'a pu l'être l'Egypte pendant la Guerre froide. La récente coopération de la Russie avec l'Iran, par exemple, n'est en aucune manière le signe d'une amitié naissante, comme le croient certains experts. Bien que les deux gouvernements soutiennent le président syrien Bachar el-Assad et que l'Iran ait autorisé la Russie à utiliser ses bases aériennes dans la lutte contre l'EI, l'Iran tient à conserver son rôle de principal mécène d'Assad. Par ailleurs, l'Iran ne veut pas compromettre ses efforts en vue de reconstruire ses relations économiques avec l'Occident : un objectif qui sous-tend l'accord international sur son programme nucléaire conclu en 2015. Quant à la Russie, la coopération avec l'Iran dans une politique plus large au Moyen-Orient pourrait détruire sa position parmi les puissances sunnites de la région. Pendant ce temps, des pays comme la Turquie et l'Egypte entament pour la plupart avec la Russie une sorte de protestation, dans un climat de tensions avec leurs alliés plus proches en Occident. La Turquie, par exemple, était récemment à couteaux tirés avec la Russie, suite à l'attentat perpétré en Turquie sur un avion militaire russe près de sa frontière avec la Syrie en novembre dernier. Mais la Turquie s'est à présent réconciliée avec la Russie et s'est désengagée de son rôle dans la lutte contre Assad, le principal partenaire de la Russie dans la région. Cela ne reflète pas une certaine prise de conscience de la part de la Turquie, pour qui la Russie serait un acteur utile à garder dans son camp. Au contraire, le président turc Recep Tayyip Erdogan veut l'aide de la Russie dans la lutte de la Turquie contre les Kurdes de Syrie, dont Erdogan est impatient de contenir les ambitions nationalistes, de peur qu'elles n'incitent les Kurdes de Turquie au séparatisme. Erdogan est frustré par les alliés occidentaux de la Turquie, qui n'ont fait aucune faveur à son pays sur la question kurde. Au contraire, les Kurdes de Syrie sont le partenaire le plus efficace de l'Amérique dans la guerre contre l'Etat islamique (EI), que combattent également la Turquie et la Russie. Armer les milices kurdes, comme l'envisage actuellement le président des Etats-Unis Barack Obama, rapprocherait davantage Erdogan de Poutine. Compte tenu des intérêts de Poutine à diviser l'OTAN, il accueillerait une telle issue avec grand plaisir. Il y a également des incitations économiques à un rapprochement entre la Russie et la Turquie, estimées à environ 30 milliards de dollars de transactions commerciales par an. La Russie, accablée par le faible prix des matières premières et par le maintien des sanctions occidentales, est impatiente de relancer ses exportations d'énergie vers la Turquie. Mais le potentiel de la relation entre la Turquie et la Russie est limité. Tout d'abord, quelles que soient les tensions entre Erdogan et l'Occident, le président turc est assez intelligent pour ne pas compromettre les garanties de sécurité offertes par l'OTAN. Ceci étant dit, toute collusion avec Poutine en Syrie risque d'être faible et de courte durée. La Russie, pour sa part, n'a aucun intérêt dans le renforcement de la position de la Turquie comme puissance régionale majeure. Après tout, elle a longtemps été en concurrence avec la Turquie pour l'influence en mer Noire et au Moyen-Orient. La réaction de la Russie au rapprochement de la Turquie avec son ancien allié Israël (avec lequel elle est à couteaux tirés depuis 2010, quand des commandos israéliens ont pris d'assaut un navire turc qui faisait partie d'une flottille qui cherchait à distribuer de l'aide à Gaza), traduit cette rivalité. Dans un premier temps, la réaction de la Russie a été tiède, en grande partie parce qu'étant donné le rôle d'Israël comme une puissance émergente de l'énergie au Moyen-Orient, la réconciliation a compromis les plans de la Russie en vue de relancer les exportations d'énergie vers la Turquie. Mais Poutine a ensuite approuvé ce coup, non pas parce qu'il aime l'idée que la Turquie (qui a également des liens étroits avec le Hamas), accède à un plus grand rôle dans les affaires de la bande de Gaza, mais parce qu'il souhaite présenter la Russie comme un acteur incontournable dans la région. En effet, Poutine a ensuite annoncé qu'il serait prêt à accueillir des pourparlers de paix entre Israël et la Palestine. Comme il le sait sûrement, la Russie n'a pas l'influence suffisante, économique ou autre, nécessaire pour produire un accord. Mais il semble avoir décidé que la suggestion pourrait renforcer la perception de la Russie comme acteur régional, qui rivalise avec la Turquie ou encore avec les Etats-Unis. La vérité est toutefois que les Etats-Unis restent indispensables à toute solution au conflit israélo-palestinien. Plus généralement, la soif de liberté et de démocratie de style occidental reste le rêve des jeunes générations du Moyen-Orient : un rêve qui a simplement été obscurci par la réponse autocratique aux soulèvements du Printemps arabe et par la prolifération des islamistes radicaux qui lui a fait suite. Les Etats-Unis se concentrent désormais sur l'émergence de l'Asie. Au lieu d'utiliser des armes de guerre, ils utilisent les outils de la mondialisation (en particulier, les accords commerciaux et d'investissements), pour aider à façonner le développement de la région. Quand le Moyen-Orient sera prêt, les Etats-Unis vont sûrement faire la même opération dans cette région. Et quand cela se produira, les quelques points d'ancrage militaires isolés et les alliances éphémères entretenues par la Russie seront rapidement perdues. Comme l'Union soviétique en Europe centrale et orientale, la Russie actuelle n'a pas sa place dans une région qui subit une réforme socio-économique et des transitions démocratiques. S. B.-A. Vice-président du Centre international de Tolède pour la paix et ancien ministre israélien des Affaires étrangères. Il est l'auteur de l'ouvrage Scars of War, Wounds of Peace : the israeli-arab tragedy (Cicatrices de la guerre, blessures de la paix : la tragédie israélo-arabe).