«Des questions ont été posées quant à la force des liens transatlantiques», a reconnu le secrétaire général de l'Alliance atlantique Jens Stoltenberg, à l'issue d'une réunion des ministres des Affaires étrangères au quartier général de l'Organisation du Traité de l'Atlantique nord (Otan), à Bruxelles, le 6 décembre dernier - la première depuis l'élection de Donald Trump, qui avait qualifié l'Otan d'«obsolète» durant sa campagne. En conditionnant la solidarité à un effort européen, notamment financier ; en rappelant la nécessité d'un «partage des tâches» plus équilibré ; en menaçant de renoncer à l'automatisme prévu par l'article 5 du traité transatlantique, le président américain élu a choqué les Européens, habitués au train-train d'une organisation transatlantique voulue, conduite et financée aux quatre cinquièmes par le parrain américain. Sueurs froides Il se trouve qu'en application d'une des décisions du sommet de l'Otan de juillet dernier à Varsovie, qui préconisait une meilleure coopération avec l'Union européenne, les ministres des Affaires étrangères de l'organisation ont avalisé, lors de cette réunion du 6 décembre, un accord avec l'Union européenne (UE) assurant à des pays de l'Union non membres de l'Alliance un soutien militaire, et promettant un approfondissement de la coopération entre les deux institutions, dans des domaines comme la protection contre les attaques informatiques, la guerre de l'information, la contre-guérilla, la coordination des contrôles en mer Méditerranée, etc. Une manière d'échapper au reproche récurrent de «doublons» et de «concurrence» fait aux deux institutions qui (à l'exception notable des Etats-Unis, du Canada, de la Turquie et maintenant de la Grande-Bretagne) ont les mêmes pays-membres mais peinent à distinguer leurs vocations respectives, voire à justifier leurs raisons d'être… Sur le terrain, il y a surtout disproportion de moyens entre les deux organisations, l'UE s'étant limitée sur le plan militaire à des actions de stabilisation de courte durée, à effectifs limités, surtout en Afrique, avec passage de relais à l'ONU ou l'Union africaine ; ou de police en mer (contre les pirates dans l'océan Indien, ou les passeurs en Méditerranée), tandis que l'Otan, qui dispose d'importants Etats-majors et quartiers généraux permanents, pouvait assumer des opérations de plus haute intensité et de longue durée, avec une ossature militaire lourde, à dominante américaine. Les deux plus grandes puissances militaires de l'Europe - la France et la Grande-Bretagne, en l'occurrence - s'étaient «montrées incapables de venir à bout de l'armée libyenne sans le soutien américain», relève Christian Malis dans un entretien publié par la dernière livraison d'Inflexions, consacrée à «l'Europe contre la guerre» : Malis dénonce «l'imposture intellectuelle consistant à faire de la paix continentale depuis 1945 le produit de la construction européenne», la paix en Europe ayant surtout été le fruit de la protection américaine et d'une «sorte de protectorat imposé par deux grandes puissances périphériques, Etats-Unis et Union soviétique, et de la réconciliation franco-allemande». Clause de défense «En ouvrant cette nouvelle ère de collaboration, nous renforçons le lien transatlantique et le lien vital entre l'Amérique du Nord et l'Europe», assure le secrétaire le général de l'Otan, à propos de cette soudaine «ouverture» de l'Otan vers l'UE. «Objectif : surmonter les fantômes du passé», relève le site B2, à Bruxelles. Quelques semaines plus tôt, un accord avait déjà été conclu sur le financement d'un fonds de défense destiné à l'acquisition d'hélicoptères, d'avions et d'autres équipements militaires pour les pays les moins bien dotés. Des engagements sur lesquels le nouveau détenteur du pouvoir à Washington hésitera peut-être à revenir. Il est vrai que, dans le contexte anxiogène du moment, marqué à l'est par les suites de la crise ukrainienne et le souhait de la Russie de conserver une influence à ses frontières, et au sud et au Proche-Orient par la déstabilisation de plusieurs pays sous la menace de l'organisation de l'Etat islamique, ces doutes sur la garantie de sécurité américaine pourraient amener certains pays européens de l'est, comme la Bulgarie, la République tchèque ou la Hongrie à mieux composer avec le grand voisin russe ; ou d'autres, comme la Pologne et les pays baltes à se reposer plus étroitement sur le soutien militaire de la Grande-Bretagne ou de la France, afin de sécuriser leurs frontières aériennes et maritimes. Immédiatement après l'élection de Donald Trump, et ses critiques contre l'Otan, Jens Stoltenberg avait allumé un premier contre-feu à la mi-novembre : - en expliquant «qu'une Otan forte n'est pas seulement bénéfique pour l'Europe, c'est bien aussi pour les Etats-Unis» ; - en promettant que «l'Otan continuerait à s'adapter» ; - en assurant que les Européens ont «entendu le message américain» et commencé à augmenter leurs dépenses militaires ; - en rappelant que «l'article 5 a été invoqué par les Etats-Unis, après les attentats du 11 septembre 2001 - la première et la seule fois qu'on a mis en œuvre cette clause de défense collective». Vocation à l'ancienne Le secrétaire général est persuadé que son organisation, qui s'est mal remise du demi-échec de ses opérations en Libye et en Afghanistan, menées pour la première fois hors de sa zone territoriale, a retrouvé une vocation à l'ancienne : «Dans un monde plus dangereux, où il faut répondre à la fois à une Russie plus affirmée, à l'Est, et au terrorisme et à l'instabilité au Sud, l'Otan est là pour dissuader et fournir une défense solide.» Elle reste, en tout cas, pour Stoltenberg, la clé de la défense du continent, bien plus que les projets non aboutis d'Europe de la défense : - «Je me félicite, notamment, des déclarations de nombreux dirigeants européens disant que l'objectif n'est pas de construire une armée européenne, de faire de la défense collective ou de présenter une alternative à l'Otan, mais davantage de faire quelque chose de complémentaire à l'Otan.» - «Après le Brexit, 80% des dépenses à l'Otan seront assurées par des pays qui ne sont pas membres de l'UE. Et trois des quatre bataillons déployés à l'est de l'Europe l'année prochaine seront dirigés alors par des pays non membres de l'UE (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni)». Force brute «Cela fait soixante ans que nous touillons l'Europe de la défense, et il ne se passe rien», grince le général Vincent Desportes, ancien patron du Collège interarmées de défense (l'école de guerre), qui avait déjà suggéré ces derniers mois une sortie de l'Otan des Etats-Unis. Il cloue le cercueil de «l'Europe de la défense» en ces termes, dans une intervention récente au cours des Journées européennes de Strasbourg : - le processus de construction de la défense européenne ne fonctionne pas ; - tant qu'il n'y aura pas de vision stratégique commune, d'intérêt stratégique commun, il n'y aura pas de défense commune ; car, dans chaque Etat membre, le sentiment de solidarité européen n'est pas assez fort pour imposer le risque politique national ; - plus même : tant qu'il n'y aura pas de vision opérationnelle partagée, il n'y aura pas de forces mutualisées ; - il faut cesser d'ériger l'argument de l'Europe de la défense comme excuse recevable pour la stagnation des budgets de défense ; - le monde a pris feu autour de nous et la guerre y est revenue en force… Et de conclure : «Le problème de l'Europe est qu'elle a tué l'esprit de défense en même temps qu'elle a tué la guerre», alors qu'au contraire «Monsieur Poutine nous a rappelé que la force brute est un atout autant stratégique que tactique pour celui qui la possède et ne craint pas de s'en servir. Il nous a montré, en creux, que notre force, sans volonté, sans vision, n'avait rien à voir avec la puissance». Le général rappelle que personne ou presque n'a soutenu les efforts de la France au Mali, dans le Sahel, en Centrafrique, en Syrie, alors que ce qui s'y joue concerne la défense de l'Europe dans son ensemble. Levée d'interdit La feuille de route adoptée à la mi-novembre par les ministres de la Défense de l'Union européenne, et préparée bien avant l'élection de Donald Trump, augure peut-être d'un changement de cap. Elle évoque, pour la première fois, la mise en place d'une «structure permanente» chargée de planifier et conduire les opérations civiles et militaires de l'Union. La Haute représentante Federica Mogherini est chargée de faire des propositions plus concrètes début 2017 sur ce qui deviendrait à terme un quartier général permanent de l'Union - celui que les partisans d'une «Europe de la défense» ne cessent de réclamer, et dont les Américains, les Britanniques, et l'Otan ne voulaient absolument pas. Le plan prévoit également : - le développement de certaines capacités militaires communes ; - l'amélioration de l'interopérabilité entre les armées européennes ; - le renforcement des moyens d'intervention dans le cadre d'opérations de maintien de la paix ; - la création d'un «fonds commun de la défense» et l'approfondissement d'une «stratégie industrielle». Sans qu'il soit question de mettre en cause la règle de la souveraineté nationale, qui reste dominante en matière de défense, la Commission européenne se dit aussi «disposée à examiner toutes les possibilités de financement du «volet capacités» sur le budget européen, dans le respect des traités» - ce qui, selon notre confrère Gros-Verheyde, de B2, est «la levée d'un interdit, que dis-je, d'un dogme…». Le plan a été validé par les chefs d'Etat et de gouvernement réunis en sommet à Bruxelles les 15 et 16 décembre. P. L.