Le candidat d'En Marche ! défend l'idée d'une accélération de l'ajustement unilatéral de la France pour obtenir de l'Allemagne des concessions futures sur l'intégration. Un pari risqué et dangereux Emmanuel Macron veut donc changer l'Europe. Dans un entretien fleuve avec le quotidien Libération ce vendredi 24 mars, le candidat d'En Marche !, actuellement en tête dans les sondages, donne sa vision de la construction européenne. Son diagnostic est celui d'une Europe à l'arrêt, qui «a perdu le fil de son projet» et qu'il souhaite relancer par une renaissance du couple franco-allemand. Sa démarche consiste à «restaurer un vrai dialogue franco-allemand», puis de l'élargir. Mais comment convaincre le gouvernement fédéral allemand d'aborder des sujets comme le budget de la zone euro, un plan d'investissement, le troisième pilier de l'Union bancaire ou l'Europe sociale, sans lesquels, à terme, la zone euro est condamnée ? Par les «réformes», bien sûr. Car si, en France, tout finit en chansons, pour Emmanuel Macron, tout se règle par des «réformes». Poursuivre l'ajustement unilatéral La stratégie de l'ancien ministre de l'Economie est donc de réformer la France d'abord, notamment le marché du travail, bien sûr, et de réduire encore nos déficits. Et, alors, voyant notre capacité de réformes, nos voisins, bluffés, séduits, convaincus, accepteront de discuter. «Si on veut redevenir moteur, il faut rétablir la confiance.» Avec les «réformes», la «confiance» est l'autre mot magique issu du langage des marchés. Adoptant donc le point de vue du gouvernement allemand depuis 2010, Emmanuel Macron affirme donc que la France doit d'abord passer sous les fourches caudines de «l'ajustement structurel» unilatéral, pour que l'Allemagne daigne accepter davantage d'intégration. Ce point de vue est largement partagé par François Fillon qui, peu ou prou, et avec des objectifs sans doute différents, entend convaincre l'Allemagne par ses «réformes». Les deux candidats défendent en réalité l'idée de «noyau dur» du ministre des Finances d'Angela Merkel, Wolfgang Schäuble : l'intégration politique et budgétaire ne pourra se faire qu'entre «gens de bonne compagnie», autrement dit, entre des pays à la compétitivité comparable et acceptant tous une discipline budgétaire de fer. C'est finalement prendre acte de la fin de la troisième crise grecque de 2015, quand Wolfgang Schäuble avait sommé la Grèce d'obéir à la logique d'ajustement unilatéral ou de quitter la zone euro. Retour à Deauville Emmanuel Macron inscrit ses pas dans ceux de ses prédécesseurs. L'entrevue de Deauville en octobre 2010 entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel avait débouché sur ce pacte informel : la France devait réduire son déficit pour que l'Allemagne accepte de «sauver» la zone euro. Deux ans plus tard, la même stratégie avait été adoptée par François Hollande. Ce dernier a mené des «réformes» demandées (acceptation du pacte budgétaire, réforme du marché du travail, réduction du déficit) contre quelques «avancées» comme l'union bancaire (inachevée et sur-mesure) ou le plan Juncker et, surtout, contre l'espoir d'une future intégration. Le gouvernement socialiste avait cependant cherché à obtenir des délais pour sa consolidation budgétaire, laissant l'essentiel de la gestion des crises de la zone euro, à Chypre, puis en Grèce, à l'Allemagne. Emmanuel Macron rompt avec cette dernière logique et revient donc pleinement à «l'esprit de Deauville» : la France va réformer, l'Allemagne va accepter l'intégration. Un bilan terne Cette idée des «réformes nécessaires» pour convaincre l'Allemagne a beau être fort populaire et répandue en France, est-elle pour autant réaliste ? Rien n'est moins sûr. Tous les pays de la zone euro ont «réformé» depuis 2010, parfois violemment. Ces multiples ajustements n'ont cependant pas décidé l'Allemagne à faire un geste vers l'intégration. L'union bancaire, souvent invoquée outre-Rhin pour prouver le contraire, en est précisément la preuve puisque son «troisième pilier», la garantie paneuropéenne des dépôts est refusée par Berlin. La Grèce en est un exemple «caricatural» puisque la «confiance» de Berlin recherchée par Emmanuel Macron n'est toujours pas revenue malgré d'immenses efforts, une économie en lambeaux et des réformes incessantes. On demande ainsi à Athènes des baisses de dépenses automatiques et un vote de l'opposition sur les mesures demandées par les créanciers. Mais on pourrait citer d'autres cas similaires, quoique moins extrêmes, comme le Portugal ou l'Italie. Les «réformes» ou la «flèche de Zénon» Le problème de la stratégie d'Emmanuel Macron, c'est qu'elle ressemble à la flèche de Zénon d'Elée, plus elle se rapproche du but, moins elle est susceptible de l'atteindre. La confiance est chose fort subjective (comme la «réforme» du reste), et il est toujours possible de considérer qu'on n'a pas encore fait assez pour demander davantage. C'est, du reste, toute l'histoire de la zone euro depuis 2010. De ce point de vue, l'Allemagne n'a pas changé, et les dernières menaces de Wolfgang Schäuble contre le Portugal, qui est pourtant désormais sous les 3% du PIB de déficit public et s'est soumis aux demandes de la Commission, le prouvent. Le risque serait donc que, face à une Allemagne qui refuse toute socialisation des dettes, la demande de davantage de «réformes» soit sans cesse renouvelée. Matteo Renzi avait espéré convaincre Berlin par son Jobs Act, il en a été pour ses frais et en a payé le prix fort par une défaite le 4 décembre lors du référendum constitutionnel. Et d'ailleurs Emmanuel Macron prépare les esprits à ce phénomène puisqu'il affirme que, si la France a respecté sa trajectoire budgétaire, elle ne «l'a pas toujours» fait et «avec beaucoup d'ambiguïté». Preuve qu'il faudra beaucoup de réformes pour convaincre. Car comment juger de ce qui est ambigu ou pas, lorsque les chiffres ne suffisent pas... Ceci est d'autant plus vrai que les «réformes» promises ont souvent un effet récessif et, donc, ne conduisent pas automatiquement ni immédiatement à de la croissance réelle. Dès lors, puisqu'on refuse d'accepter ni ces effets négatifs ni que la «magie des réformes» ne prend pas, la seule solution est «plus de réformes», ce qui aggrave la crise. La zone euro a connu, à cause de ce phénomène, la plus longue récession de son histoire de 2011 à 2013. Le problème, c'est que cette logique alimente naturellement le mécontentement populaire. D'autant que, lorsque la reprise survient, elle est non seulement timide, mais aussi inégale. L'Ocde a récemment souligné que l'actuelle reprise était source d'inégalités inédites, notamment en raison des «réformes». Ceci explique que la reprise ne calme pas les mécontentements électoraux. La stratégie menée par Emmanuel Macron risque donc de faire le jeu des mouvements eurosceptiques. L'Allemagne bougera-t-elle ? Dernier élément : Emmanuel Macron estime que les réformes permettront d'engager un dialogue avec Berlin. Mais ce dialogue débouchera-t-il sur une plus forte intégration ? Rien n'est moins sûr. Tout dépendra des élections allemandes du 24 septembre 2017, bien plus décisives que les élections françaises dans une telle logique. Actuellement, Angela Merkel ne peut se passer de l'appui de Wolfgang Schäuble pour contenir la grogne interne des conservateurs de la CDU/CSU et contenir l'AfD eurosceptique. D'ici au 24 septembre, l'Allemagne refusera tout projet de «socialisation des dettes», même avec Emmanuel Macron à l'Elysée. La position de la droite allemande sera évidemment d'attendre les actes et les résultats de ces actes. Le «noyau dur» de Wolfgang Schäuble repose sur l'idée d'une Europe qui peut être fédérale parce que les Etats membres n'ont pas besoin les uns des autres financièrement. Compte tenu des niveaux d'endettement au sein de la zone euro, il faudra donc attendre longtemps avant de voir les transferts et la solidarité se mettre en place. Un temps pendant lequel il faudra se désendetter, ce qui suppose ou une inflation forte (ce que les Allemands refusent) ou une austérité sévère (ce qui détruira la reprise). Cette solution est donc une impasse. Reste le scénario «idéal» : celui d'une «victoire» des Sociaux-démocrates allemands. Mais il faut prendre garde aux mots. La présence d'un social-démocrate à la chancellerie pourrait ne pas changer l'essentiel. Si Martin Schulz, le candidat SPD à la chancellerie, accepte désormais l'idée de l'absurdité de l'ajustement unilatéral demandé aux Etats de la zone euro, il n'est pas sûr qu'il dispose des moyens d'imposer cette position. Si une coalition de gauche, regroupant Die Linke et les Verts n'est pas possible, soit pour des raisons d'opposition interne, soit pour des raisons arithmétiques, il faudra revenir à la «grande coalition» avec la CDU/CSU. Or, les conservateurs, choqués par leur défaite, poseront sans doute leurs conditions, y compris dans le domaine financier et européen. Le maintien de la politique actuelle pourrait en être. Jusqu'ici, la SPD a toujours sacrifié la politique européenne à la politique intérieure dans les négociations avec la CDU. Notons, du reste, que la politique de la SPD n'est pas celle prônée par Emmanuel Macron qui, comme la CDU, propose un ajustement unilatéral. Et c'est bien là le dernier problème de cette stratégie. La question que nul ne pose dans cette campagne, et surtout pas Emmanuel Macron, est de savoir s'il n'est pas plus urgent de réformer l'Allemagne que la France. Le candidat d'En Marche ! répond clairement : «On ne va pas obtenir de Berlin de mutualiser les dettes des pays membres, alors que c'est nous qui avons l'essentiel des problèmes.» Là aussi, dans le contexte de «French bashing» de cette campagne, l'argument peut paraître frappé au coin du bon sens. Ce n'est pas forcément le cas. Où réside en effet dans la zone euro «l'essentiel des problèmes» ? La zone euro n'a pas de problème de déficit et de compétitivité Dans les déficits ? On a peine à le croire. Sur l'ensemble de la zone euro, le déficit public cumulé en valeur désaisonnalisée était au troisième trimestre 2016, selon Eurostat, de 1,7% du PIB. C'est donc un chiffre inférieur à la limite des 3% du PIB imposé à chaque pays par le Traité de Maastricht comme limite de la stabilité. La zone euro a réalisé un formidable mouvement de consolidation budgétaire depuis le point haut du troisième trimestre 2010 où ce déficit a atteint 7,1% du PIB. Ce niveau de déficit n'a rien d'alarmant, et la France a participé à cette consolidation, quoique moins que l'Allemagne, bien sûr. Reste que si la croissance et l'investissement étaient dépendants d'une «confiance» reposant sur les déficits, selon le vieux schéma ricardien, la zone euro devrait être une zone d'opulence, de croissance et d'investissement. Or, la croissance reste faible et l'investissement productif, s'il se reprend, demeure faible. Du reste, la Commission européenne l'a reconnu en octobre en indiquant qu'en 2017, les budgets pèseront sur la conjoncture et qu'il serait utile de réaliser un plan de relance de 0,5% du PIB, proposition rejetée par... l'Allemagne. Du reste, la zone euro n'a pas besoin d'attirer les investissements : elle dégage un excédent courant sur douze mois cumulés en janvier 2017 de 3,3% de son PIB. La France elle-même est revenue en excédent sur sa balance courante. Elle n'a donc pas de problème de financement de son économie. Poursuivre une stratégie d'ajustement unilatéral ne peut que contribuer à élargir cet excédent. Pour quel but ? En dehors du plaisir discutable d'afficher des excédents, nul ne le sait. En réalité, ces excédents freinent la croissance de la zone euro en dégageant un excès d'épargne qui, in fine, la prive de ressources. Rien d'étonnant alors que la zone euro, qui dispose pourtant de formidables «béquilles» pour soutenir son activité, notamment la politique monétaire de la BCE, ne parvienne pas à vraiment décoller ni à sortir d'une faible inflation sous-jacente qui pèse également sur son activité et contraint la BCE à s'enfermer dans une politique qui pourrait être dangereuse. Déséquilibres allemands Ce dont la zone euro a besoin, ce n'est pas de nouvelles «réformes» ou d'un nouveau cycle de consolidation budgétaire, mais bien plutôt d'une réduction de ses déséquilibres internes. Or, le premier de ces déséquilibres, à l'heure où tout le monde a réduit ses déficits, ce sont les excédents publics et les excédents courants de l'Allemagne. L'Allemagne est clairement en sous-régime, elle investit peu, sa croissance salariale est insuffisante et elle accumule un excédent courant beaucoup trop élevé (9% du PIB lorsque les règles européennes n'acceptent que 6%, ce qui est déjà trop). En 2016, les salaires allemands réels ont progressé de 1,8%, principalement en raison de la faible inflation. Une croissance qui est inférieure à celle de 2015 (2,4%). Elle est clairement trop faible pour deux raisons. D'abord, parce que la productivité horaire du travail a progressé de 1,2%, ce qui montre que l'Allemagne continue, comme par le passé à être structurellement peu inflationniste (en termes sous-jacents). Ensuite, parce qu'une grande partie de ces hausses de salaires réels est épargnée (le taux d'épargne allemand a progressé en 2016). Où est l'urgence ? L'urgence n'est donc pas à réduire les déficits français, mais elle est clairement à réduire les déséquilibres allemands. Hors de la zone euro, la République fédérale verrait ces déséquilibres en partie résolus par une forte appréciation monétaire. Dans la zone euro, il convient de mettre en place un système pour compenser ce phénomène par des transferts ou des investissements. Ce système existe sur le papier, puisque la Commission pourrait sanctionner l'Allemagne pour son excédent excessif. Mais Bruxelles peine à agir tant les schémas d'une «Allemagne bon élève» sont prégnants. Or, Emmanuel Macron, loin de vouloir corriger cette tendance et appeler à l'urgence de «réformer» l'Allemagne, fait montre d'une grande pusillanimité vis-à-vis de Berlin, appelant à ménager la République fédérale par une stratégie dont on a vu les limites. Cette pusillanimité ne peut être que contre-productive en conduisant à aggraver encore les déséquilibres dans la zone euro et en repoussant les nécessaires réformes allemandes. Ce que l'ancien ministre de l'Economie propose, c'est d'amplifier l'ajustement unilatéral de la France pour entrer dans le «noyau dur» de la zone euro. C'est un pari fort risqué. R. G. In latribune.fr