De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani Durant trois jours, le palais de la culture Mohamed Boudiaf de Annaba a vécu au rythme des expositions et des conférences d'artistes venus des quatre coins du pays mais aussi d'Egypte, de France, du Maroc, de Tunisie, de Mauritanie et de Libye. La galerie n'a pas désempli : amateurs d'art, étudiants, universitaires, jeunes et moins jeunes ont envahi les lieux pour admirer les toiles et les sculptures exposées et donner libre cours à leur imagination, stimulée par cette forme d'expression qui réveille leurs sens et aiguise leur perception et leurs goûts. Impressionnisme, miniature, calligraphie, art abstrait, moderne, contemporain et sculpture sur bois, bronze, cornes et autres matériaux ont, pour une fois, rassemblé dans un même espace les courants et les écoles de peinture et d'expression artistique, faisant abstraction du temps qui les sépare, pour le bonheur d'un nombreux public venu en force dans ce temple de la culture. Les artistes peintres, sollicités de toutes parts, essayent de répondre aux questions des visiteurs tout en leur suggérant de donner une interprétation à ce qu'ils voient, à ce qu'ils perçoivent à travers les couleurs, le jeu de la lumière et de l'ombre. «Le tableau d'un artiste, nous dit M. Hassen Boussaha, peintre et enseignant à l'Ecole des beaux-arts de Annaba, c'est une invitation à l'imagination, chacun, de par sa perception, son expérience, son vécu, son sens de l'observation y découvre ce qu'il recherche, ce qui le fait vibrer ; la toile est le point de départ, c'est le début du voyage.» Devant deux de ses tableaux, il nous parlera de l'art musulman dont il dit qu'il est non figuratif et axé essentiellement sur les arabesques, la calligraphie et les éléments floraux et géométriques. «J'ai introduit dans mes œuvres la dimension humaine sous la forme d'un trait et d'un point, ce trait si on observe bien représente une femme avec un bébé mais aussi un fœtus; la femme, c'est une somme de sentiments de l'humain, c'est un art conceptuel, symbolique adossé à la forme et à la couleur ; on commence par le 1 et on finit par le 1, l'Etre et son Créateur, l'Eternel.» Dans la galerie, bien au milieu, une sculpture faite d'objets de récupération, de matériaux divers, rassemblés pour donner forme à une sorte de créature dressée sur quatre pieds. Une armature métallique fixée à l'aide de vis, une selle de vélo pour le visage avec deux boules exorbitées, un jerrican qui pend dans ce qu'on peut appeler un estomac et trois sachets de lait attachés derrière. L'artiste, Massen Mohamed, juriste de formation, critique d'art avec 150 écrits à son actif, nous explique que la sculpture est un moyen d'expression qui a des variantes de style selon les matériaux et les techniques employés. Nous faisant un panorama de ce mode d'expression, il nous parlera de la sculpture de taille, d'assemblage à partir d'éléments disparates, de façonnage et de sculptures éphémères comme celles réalisées avec la glace ; de belles œuvres qui disparaissent une fois la glace fondue. Revenant à son œuvre, il nous dit qu'il est toujours surpris par l'interprétation que donne le public, chacun y voit ce qu'il croit voir à partir des éléments matérialisés devant ses yeux. Pour lui, cet assemblage représente la vache à lait qu'on trait tous les jours avec une allusion claire au pétrole représenté par le jerrican ; les yeux exorbités montrent que l'animal n'en peut plus et peut disparaître d'un moment à l'autre. «L'Algérie vit de son pétrole qui un de ces jours va s'épuiser, la vache mourra ...» lance-t-il sur un ton ironique. Noureddine Chagrane, artiste d'Alger et admirateur d'Issiakhem, nous présente son tableau, une toile où la couleur bleue domine avec au second plan un soleil inondant de lumière tout l'espace que constitue cette représentation de la réalité où l'artiste a voulu que tout fusionne pour donner un ensemble harmonieux, une sorte de symbiose entre les éléments pourtant antinomiques. Ainsi, cet adepte du mouvement Aouchem, comme il aime à le répéter, nous dit que cette dominance de la couleur bleue est synonyme de paix et de vie, c'est la Méditerranée, le soleil qui l'éclaire, les signes et les symboles représentés témoignent du mariage de la calligraphie arabe avec celle berbère dans un va-et-vient créateur. «C'est un message de paix que nous avons voulu exprimer, j'espère y être arrivé», conclut-il. Côté conférences, c'est la problématique du marché de l'art qui s'est taillé la part du lion, un débat intéressant qui a suscité un intérêt particulier des participants, dont les interventions ont soulevé la question des critiques d'art, des revues spécialisées et des galeries d'expositions. Le Tunisien Benamor Salah, docteur en histoire de l'art, dira que, dans les pays occidentaux, 50% du capital est consacré au marché de l'art, «c'est un marché florissant qui a ses règles, ses galeries d'exposition, ses critiques et ses circuits, chez nous, c'est le désert total et nous le déplorons, il nous faut une stratégie pour investir ce domaine». Il parlera de son pays en rapportant qu'une commission d'acquisition des œuvres d'art existe et que celle-ci est très active mais que cela ne suffit pas. Au Maroc, la situation est bien meilleure ; en Algérie, il faut reconnaître, il n'y a pas de marché et l'artiste ne peut pas vivre de son art, obligé d'avoir une fonction principale ; peindre est relégué au second plan. «Ceci n'encourage pas l'artiste à créer, à réaliser d'autres œuvres et c'est très mauvais ; ce qui pourrait amener l'artiste à produire, c'est la consommation et cette consommation est absente», assure-t-il, confirmant à l'assistance que, dans les pays du Maghreb, il n'y a pas de stratégie médiatique qui prenne en charge l'art, pas de journaux ni revues. «Dans nos universités, on en est encore aux balbutiements concernant l'histoire de l'art et la critique, on ne s'y intéresse pas beaucoup, et le pire , c'est qu'entre artistes on ne se connaît pas et les échanges sont très limités et occasionnels.» Cette grande manifestation qui a séduit le public annabi a donné un coup de fouet à la culture dans la ville des Jujubes. Dame Culture y est revenue cette semaine, pourvu que son séjour soit long... très long pour le plus grand bonheur de tous.