A quelques mois du Panaf, la préparation de cette manifestation reste dans le huis clos qu'a déjà connu «Alger, capitale de la culture arabe». Cette dernière n'a pas laissé de souvenir impérissable. Elle n'a pas laissé de souvenir du tout sauf pour les boîtes d'édition ou de communication qui ont reçu des commandes. Passer des commandes, réaliser des affaires, faire d'un projet une simple aubaine ne relèvent pas encore, dans le monde connu, de la dynamique culturelle. Le public algérois n'a rien découvert des productions artistiques arabes récentes ni du patrimoine, et encore moins redécouvert des classiques. Dans un pays déchiré par les questions identitaires et qui émerge à peine de la tragédie que vous connaissez, il était essentiel de faire découvrir que les dimensions arabes de notre identité ne se résument pas aux obsessions mortifères et qu'elles se déploient d'El Hallaj à El Nafzaoui, d'Ibn Rochd ou Ibn Khaldoun à El Djahid. Cette année de la culture arabe représentait une occasion en or -dans tous les sens du mot puisque le pouvoir y a débloqué 550 milliards de centimes, enveloppe jamais dégagée jusqu'alors pour une manifestation culturelle– de livrer une bataille de masse à l'hégémonie des représentations et des interprétations intégristes dans tous les sens, aussi, de ce mot. Les représentations de ceux qui nient la haute valeur de la pensée et des arts nés dans cette sphère et les représentations de ceux qui veulent en faire une déviance religieuse. Vider la culture de ses enjeux politiques les plus immédiats et les plus évidents, pour l'Etat, dans notre situation particulière, ne relève pas de l'inconséquence, de l'incompétence ou de la désinvolture. C'est à la fois signifier sa puissance, se situer au-dessus de ces enjeux, les mépriser ; signifier que la force de ce pouvoir ne tient pas au travail des forces sociales en présence sur le terrain et qu'il n'a pas besoin de se légitimer en permanence en mettant ses grandes manifestations culturelles au service de son identité. On ne peut pas penser les grandes manifestations culturelles de l'Etat sans anticiper ses conséquences sur l'identification de la société à l'Etat qui est censé la représenter. A moins d'avoir intériorisé le divorce entre les deux –ce divorce que tous les experts soulignent, que tous les responsables sérieux avouent et qu'ils tiennent pour l' un des facteurs les plus dangereux pour la pérennité de l'Etat national. C'est une position de caste. Et parler d'une année de la culture arabe sans grandes manifestations artistiques, sans programmes spécifiques en direction des lycéens, des étudiants, des jeunes en général et des familles est très révélateur d'une position de caste. Le huis clos aura laissé nos jeunes dans leur dramatique tête-à-tête avec la régression culturelle qui hante nos quartiers et nos villages. Il nous aura surtout appris que ces jeunes et notre peuple comptent vraiment pour si peu. Il nous aura surtout privé d'un précieux contact avec ce que produisent et créent les intellectuels et artistes arabes quand notre espace mental est squatté par les religieux au point qu'un discours d'un rationalisme ordinaire d'un Adonis débouche sur une quasi crise d'Etat. Et ce n'est pas ses positions qui ont fait scandale en réalité, c'est le fait qu'il les dise en langue arabe. Voilà le crime ! Pour les religieux comme pour les modernistes, cette langue doit rester un exercice religieux pour prouver son retard pour les uns, pour assumer le sacré pour les autres. Pour beaucoup de raisons, cette année arabe est passée dans l'indifférence populaire. «Les gens ne s'intéressent pas à la culture», ont expliqué les uns. «Les gens sont occupés à mettre quelque chose dans le couffin», ont expliqué d'autres. L'hypothèse la plus simple est que cette manifestation, conçue par la bureaucratie culturelle du pouvoir, est restée naturellement celle de cette bureaucratie. Les premiers éléments d'information disponibles montrent que les orientations du Panaf vont dans cette direction : une manifestation sans enjeux et une aubaine inespérée. Pourtant, il ne pourra se dérouler sans le souvenir du premier Panaf, sans un repère prestigieux et grandiose qui servira de mesure impitoyable. Dans le fond, dans la forme, dans le succès, dans l'immense popularité nationale et internationale. Il faut dire que les hommes de l'époque avaient de l'étoffe. Pas seulement pour leurs qualités personnelles. Le souffle de la guerre de libération les portait et ils portaient ce souffle. La première qualité de ce Panaf reste qu'il portait un message, un dessein, une grande espérance. L'Etat algérien l'avait situé dans des enjeux, ceux de l'époque bien sûr. Enjeux éminemment politiques. Celui d'une identité africaine d'abord. Celui d'une humanité africaine ensuite. Toute la mythologie coloniale avait dénié à notre terre d'Afrique noire ou du Nord les cultures, les civilisations, les arts qui nous fondaient comme êtres humains. Nous sortions de quelques siècles de constructions racistes qui nous figeaient dans une nature indépassable du Noir et de l'Arabe irrationnels et émotifs, esclaves de leurs instincts et de leur sexe. Nous étions fils d'une terre sur laquelle les Européens avait construit l'anthropologie, cette «science» née pour étudier les hommes qui posent problème, c'est-à-dire les hommes qui ne sont pas tout à fait hommes. Qui ne sont pas hommes comme les autres, qui ne sont pas tout à fait conformes au modèle de l'homme occidental. Nous étions la terre non des arts mais du folklore et pour que le mot ne fasse pas trop mal terre des arts traditionnels. Un art traditionnel, c'est comme l'instinct, il ne crée pas, il reproduit dans une répétition immuable du temps. Nous étions fils d'une terre qui n'avait pas accédé à l'histoire. Bref, nous étions les uns et les autres, fils de l'Afrique, pour des raisons différentes mais convergentes, une vraie curiosité, une anomalie, et le colonialisme s'était fait mission de nous sortir à ses lumières. De longues luttes culturelles, politiques, idéologiques nous avaient opposés au colonialisme. Les indépendances africaines n'avaient pas encore touché toutes les colonies. Le Cap-Vert, l'Angola, le Mozambique, l'Afrique du Sud et d'autres pays vivaient encore sous le joug. Le Panaf portait ce double message. D'une part, un art vivant, créatif, d'une haute valeur symbolique et inséré dans son temps. Les hommes de ma génération se souviennent combien ce Panaf était exempt de folklore, combien ses concepteurs et ses organisateurs avaient leurs distances avec les pièges de l'intériorisation de l'imagerie coloniale. Ils ne fêtaient pas je ne sais quelle Afrique éternelle. Ils réunissaient autour de l'Afrique des artistes combatifs, offensifs, pleins des espérances de leurs peuples. Ce premier message était un message destiné à l'Afrique. En travaillant à une identité africaine commune, il fondait les solidarités nécessaires à la libération du continent et il les légitimait. Il poussait les hommes plus loin dans les buts de la décolonisation en instituant le rêve d'un destin économique africain commun. Il incarnait au plan culturel une sorte de retour aux vieilles routes commerciales qui l'irriguaient et le rêve de ne plus dépendre de l'Europe pour de nouveaux échanges. Ce message d'émancipation, de liberté, destiné à nous-mêmes, galvanisait les volontés de dépasser les conditions coloniales et les héritages de ces siècles d'extermination, d'esclavage et de pillage. Nous voulions récupérer nos richesses, nos biens, nos mines, et ce Panaf nous fournissait les armes de l'identité commune. Le deuxième message du Panaf était universel. C'était un message de liberté pour tous, une invitation à repenser les rapports entre les hommes, à renoncer aux mensonges du racisme et des raccourcis. En se libérant, l'Afrique appelait aussi les hommes à se libérer d'eux-mêmes et des idées qui les liaient au passé honteux de la domination. Les innombrables touristes européens, hommes et femmes, qui étaient venus à Alger, découvraient une insoupçonnable créativité africaine. Dans tous les domaines de l'art. Et le message était d'autant plus universel que les Afro-Américains ou Afro de toutes les régions concernées ramenaient avec le message des ancêtres qu'ils avaient su faire vivre dans des créations artistiques fondatrices de l'art moderne. Fondatrice de pans entiers dans les arts notamment dans la musique. L'Afrique était déjà universelle par ses fils, par les descendants d'esclaves quand l'imagerie coloniale s'enferrait dans «Ya bon banania». Je ne sais quel message va porter ce Panaf. Portera-t-il un message d'ailleurs ? Il ne me semble pas. Nous vivons pourtant un des plus grands virages de l'histoire humaine. Le continent va mal. L'échec des indépendances à produire des économies viables a mis à mal bien des Etats qui ont risqué l'implosion. Car nous ne sommes pas les seuls à avoir vécu une tragédie et notre Etat ne fut pas le seul à affronter des forces qui visaient sa destruction même si peu de chercheurs ont comparé les violences qui ont tourmenté l'Afrique et exploré l'hypothèse de possibles liens entre elles. La tentative de doter l'Afrique d'une ambition de développement –dont le Nepad– a été torpillée avec brutalité. Nous sommes redevenus une terre de convoitises et de luttes entre superpuissances comme si nous étions voués à la domination. Partout, du Congo au Darfour en passant par le Sahel et le Sud algérien, notre géologie attise les convoitises et inspire des complots. Déjà, nous sommes retournés à une nouvelle version du racisme qui nous présente comme une terre de violence innée, attachée à notre nature d'Africains. Terre de famines, terre de violences, terre de génocides et de criminels, TPI et CPI à l'appui pour passer le message aux opinions européennes. Non, les Africains ne sont pas tout à fait des hommes comme les autres ; il leur faut la raison et la pondération de l'Europe. La crise économique ne va arranger les choses et les évangélistes en œuvre en Ouganda, au Darfour, au Congo, ne vont pas laisser passer l'occasion. Cela permet-il de dire que nous affrontons les mêmes défis en tant qu'Africains et que cette dimension de notre identité prend une importance particulière ? La réponse vous la trouverez au Sud, vers le Mali, le Niger, le Tchad et les convulsions ethno-politiques qui les secouent. La réponse vous la trouverez sur nos plages et celles de Libye, de Tunisie, du Maroc d'où partent ensemble les harraga noirs et blancs. Quel destin est plus intensément commun que celui de la mort commune sur le désert de l'eau ? La culture peut-elle, dans ces moments, porter la politique, ces grands défis et ces grands soucis qui déterminent notre futur ? Nous permet-elle de sortir d'une manifestation artistique avec le sentiment d'un destin partagé ? Mais la culture a toujours porté la politique. Elle n'a jamais porté que cela. Si nous comprenons que la politique ne se confond pas avec le pouvoir mais construit l'Etat. Le Panaf permettra-t-il aux jeunes de Baraki, de Bentalha, de Belcourt, de Bab El Oued de voir la relation souterraine qui les lie aux jeunes de Bamako ou de Luanda ? Sera-t-il un simple catalogue de livres, de films, de pièces de théâtre, de concerts ignorés du grand public ? Ce grand public, et dans ce grand public, d'abord, les jeunes élites, sera-t-il le souci premier du Panaf. Espérons-le. Espérons que nous ne verrons pas du dehors le huis clos d'une manifestation réduite à une aubaine. M. B.