Avant d'être une destinée exceptionnelle, la vie militante et politique d'Abdelaziz Bouteflika est surtout une relation au temps. Temps choisi ou imposé, temps accéléré de l'Histoire en marche, temps qui passe, gagné ou perdu, temps qui dure et éprouve, temps de la patience. «Dans un même temps, dans un temps unique, toutes choses deviennent», écrivait le philosophe Alain. Le temps du militant nationaliste, du moudjahid, du serviteur de l'Algérie indépendante, de l'homme éprouvé, de l'homme d'Etat retrouvant les chemins de la politique, c'est le mouvement, le changement, la succession, la durée et la permanence. De 1956, année de l'engagement révolutionnaire dans les rangs du FLN-ALN, au 9 avril 2009, jour de renouvellement de la confiance populaire, le temps d'Abdelaziz Bouteflika, c'est en somme l'échéance, la contemplation, l'intuition, l'incarnation et la réincarnation. C'est, en politique, l'être, l'avoir été et le devenir. «Si Abdelkader Mali» de l'ALN La trajectoire politique d'Abdelaziz Bouteflika, c'est finalement des rendez-vous ponctuels, ratés, décommandés ou ajournés. Alors, en ces temps où les combattants de l'ALN avaient l'audace juvénile et le courage révolutionnaire, il a tôt fait de se hisser à des responsabilités de commandement. Abdelhafid Boussouf, génie du renseignement de guerre, en fera d'abord un contrôleur général de la Wilaya V, en 1957. La suite sera à l'avenant : des missions opérationnelles lui seront confiées dans les zones V et VII de la wilaya. Ce sera ensuite l'état-major de l'Ouest dont il deviendra membre avant de diriger les régions du grand sud du pays avec notamment le front du Mali. A chaque mission, un nouveau grade et un autre blaze de guerre. Le jeune lieutenant Bouteflika devient Si Abdelkader Mali, chef d'une fraternité d'armes composée notamment de MM. Mohamed Chérif Messaadia, futur leader du FLN, Abdallah Belhouchet, chef d'état-major de l'ANP sous le président Chadli Bendjedid et Ahmed Draïa, patron de la police de Houari Boumediene. Sur le front du Mali, le dossier des Touareg et en filigrane, leur position sur la question de la scission du nord de ce pays et la constitution d'une vaste zone autonome targuie, constituera le premier challenge stratégique pour le futur chef de la diplomatie de l'Algérie indépendante. Il fallait prendre de vitesse l'administration coloniale qui voulait convaincre le chef de l'Azawed, l'amenokal Zaïd Ben Tahar, de constituer avec les Touaregs d'Algérie une entité territoriale indépendante rattachée à la France. A l'image de Zaïd Ben Tahar qui fut inflexible à ce sujet, l'Amenokal des Touaregs d'Algérie, Hadj Bey Akhamokh, mettra en échec la partition de l'Algérie. Le Sahara sera finalement algérien et les Touareg n'auront pas une république autonome mais sous tutelle coloniale. Avec l'Histoire, Si Abdelkader Mali aura d'autres rancards qui auront l'heur de changer son cours. Ce fut en 1961 la rencontre, en France, avec les dirigeants de la guerre de libération en résidence surveillée au château d'Aulnay. A 24 ans, le jeune commandant est mandaté pour sonder les reins de Mohamed Boudiaf. Houari Boumediene, chef d'état-major de l'ALN, en guerre de légitimité et de leadership avec le GPRA, voulait savoir si le héros révolutionnaire avait l'étoffe d'un futur chef d'Etat de l'Algérie indépendante. Muni d'une vraie fausse identité, celle d'Abdelkader Ben Slimane, alors diplomate à l'ambassade du Maroc à Paris, futur ambassadeur à Alger et ministre du Tourisme du roi Hassan II, Si Abdelkader Mali sera reçu avec toute la condescendance et le paternalisme d'un aîné méprisant et cassant. A l'opposé d'un Ahmed Ben Bella plus avenant et plus souple, entourant de son intelligente sollicitude le jeune missi dominici de Boumediene, détenteur du pouvoir réel au sein de la Révolution. La suite est connue : Ahmed Ben Bella sera président de la République et Mohamed Boudiaf, chef du Parti de la révolution socialiste (PRS), premier parti d'opposition au nouveau régime algérien. A 25 ans, Abdelaziz Bouteflika sera, lui, ministre de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme. Carrière en accéléré Comme au temps de l'ALN, la carrière au sommet de l'Etat algérien se fera en accéléré. Dès 1963, le jeune ministre de la Jeunesse revêt l'habit du diplomate et succède à Mohamed Khemisti, victime de la démence humaine. Devenu également membre éminent de la direction politique du FLN, il jouera un rôle déterminant dans l'euphémique «redressement révolutionnaire» qui enverra Ahmed Ben Bella en résidence surveillée durant 16 ans. Le chef de la diplomatie sera aussi un des membres les plus influents de la nouvelle direction politique de fait du pays, le Conseil de la Révolution, présidé par un Houari Boumediene, caudillo révolutionnaire. Ce sera alors le temps de l'écoute du tumulte de la planète et de la générosité de la solidarité fraternelle avec les mouvements de libération à travers le monde. Ce sera particulièrement le grand moment de l'Algérie, porte-parole des peuples opprimés, promotrice, avant l'heure, d'un nouvel ordre économique mondial. Temps du brio personnel et des lauriers diplomatiques récoltés par un sémillant et sagace Bouteflika, éminence grise diplomatique d'un Boumediene devenu leader du tiers-monde. Nationalisation des hydrocarbures en 1971, sommet des Non-alignés en 1973, accords de paix entre l'Iran et l'Irak en 1975 et, à titre plus personnel, élection à l'unanimité à la présidence de la 29e session de l'Assemblée générale de l'ONU. Elle sera marquée par l'exclusion du régime raciste de Pretoria et le fameux discours du fusil et du rameau d'olivier de Yasser Arafat, admis pour la première fois à discourir au nom de l'OLP à partir d'une tribune internationale. La maladie de Waldenströhm, qui terrassera Boumediene en décembre 1978, sera pour Abdelaziz Bouteflika son premier grand rendez-vous manqué avec l'Histoire. L'héritier putatif de Boumediene n'en sera finalement pas le successeur. Une conjonction d'intérêts de dignitaires civils et militaires stoppera net l'envol naturel du condor vers les cimes de la République. S'ensuivra une «déboumédiénisation» du régime, équivalent algérien de la «dénasserisation» de l'Egypte avec Anouar Sadate. Il encaissera alors les coups du sort : expulsion du FLN et jugement léonin devant une cour des Comptes instruite pour lui régler de mauvais comptes. S'ouvrent alors pour lui les voies de l'exil, de l'introspection, de la dialectique, des nourritures de l'esprit, des voyages et des rencontres qui élargissent encore l'ouverture sur l'Autre. Octobre 1988 sera un nouveau rendez-vous avec un pays en crise aspirant au mieux-être social et avide de changement démocratique. Le socialiste libéral inspirera beaucoup «L'appel des 18» au président Chadli Bendjedid, invité alors à démocratiser le pays. L'observateur attentif des soubresauts de sa société, refusera successivement des missions de conseil ou de représentation, notamment à l'étranger, jugeant ces accessits surréalistes dans une période de grande confusion politique. Nouveau rendez-vous ajourné, donc, avec l'Histoire. Refus d'être président au rabais En 1994, il refuse les conditions d'une cooptation qui en aurait fait un chef d'Etat au rabais. La même philosophie guidera son choix lorsque, en 1999, à la demande de chefs influents de l'armée, il accepte de se porter candidat à la magistrature suprême. Après une victoire à la Pyrrhus, il soumettra sa nouvelle légitimité politique au peuple, appelé à se prononcer sur ce qui constituera avant l'heure son projet pour la paix et la réconciliation nationale. Désormais à la tête de l'Etat, il éprouvera vite les limites d'un exercice contraint, soumis à l'apesanteur propre à la logique du rapport de force. On n'y échappe pas aussi facilement que souhaité. Lui-même n'aura de cesse de dire qu'il lui manquait un «quart» pour être un président de la République de plein exercice. «Je refuse d'être un trois-quarts de président», confiait-il à des journalistes étrangers de passage. Le second mandat sera aussi un rendez-vous manqué mais cette fois-ci avec la Camarde. Eprouvé dans sa santé, il en subira un temps les affres de l'amoindrissement qui le contraindront à être économe de son énergie et de son temps. A l'image d'un Mitterrand reprenant Cervantès, il sera amené à donner du temps au temps alors même qu'il pouvait lui manquer. Retrouvant progressivement tonus et vitalité, il mettra à profit le temps imparti pour lancer des réformes mais, surtout, pour sortir du rapport de force et retrouver ce quatrième «quart» de président. Dans l'intervalle, l'armée se professionnalisait et rajeunissait davantage et le chef de l'Etat se présentait alors comme le meilleur garant de la cohésion du régime et de l'unité nationale. La boucle de dix ans d'exercice de pouvoir était bouclée. Restait alors le temps à venir d'un troisième mandat, celui du parachèvement des réformes institutionnelles, des grands chantiers économiques et de la réconciliation nationale, la plus large et la plus consensuelle. Ce temps qui reste, serait, enfin, celui de la démocratisation du pays, d'un mieux-être social, de la communication moderne, de médias affranchis des tutelles d'argent et des chapelles politiques. Ce temps qui s'ouvre serait celui de la jeunesse pour laquelle il a promis d'ouvrir les chantiers de l'espoir et de l'épanouissement. Il en a, en tout cas, pris solennellement l'engagement. Un homme qui, un temps, a taquiné la mort, n'a plus rien à perdre. Il est désormais porté par le souffle du temps de vivre. Il lui reste donc le grand rendez-vous avec le pays et l'Histoire. N. K.