Photo : Riad APS : Pouvez-vous, Monsieur le Président, nous donner un aperçu qui nous permette de mieux appréhender le projet d'Union pour la Méditerranée ? Abdelaziz Bouteflika : L'initiative française, dévoilée en juillet 2007, avait pour ambition de bâtir une union méditerranéenne sur le modèle de l'Union européenne. Elle prévoyait de réunir les seuls pays riverains de la Méditerranée pour s'engager, sur une base volontaire, dans des projets communs à géométrie variable. Cette nouvelle institution devait se déployer indépendamment du Processus de Barcelone et avoir ses institutions propres : un sommet biennal, une co-présidence, un siège avec un secrétariat mixte et étoffé, des réunions ministérielles sectorielles et des agences spécialisées en charge de la gestion des projets. Les consultations, qui ont eu lieu durant le deuxième semestre de l'année dernière, ont illustré un intérêt plus ou moins marqué de la plupart des pays du Sud de la Méditerranée et des interrogations suivies d'une forte opposition des grands pays européens. Les négociations inter-européennes engagées à ce sujet se sont avérées ardues, et ont progressivement abouti à un compromis franco-allemand, approuvé par le Conseil européen du 13 mars 2008. Ce compromis intègre l'initiative française dans le cadre du Processus de Barcelone, préconise la participation de l'ensemble des pays membres de l'UE et non plus seulement les pays riverains de la Méditerranée, prévoit une co-présidence et un secrétariat réduit, et charge la commission de lui soumettre un document précisant la configuration et l'architecture institutionnelle de ce qui est devenu «Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée». Le document de la commission, publié le 21 mai dernier, a fidèlement repris ces orientations en inscrivant le projet dans le cadre du Processus de Barcelone, envisageant seulement d'en renforcer la co-appropriation par les pays du Nord et ceux du Sud, et d'en améliorer les procédures, l'efficacité et la visibilité. C'est ce document, enrichi par les contributions du groupe arabe, qui a inspiré le projet de déclaration du sommet de Paris, négocié par les hauts fonctionnaires, lors de deux sessions, tenues à Portoroze (Slovénie) le 27 juin et à Bruxelles les 3 et 4 juillet 2008. Parallèlement aux négociations au niveau des hauts fonctionnaires, les consultations politiques sur le projet d'union pour la Méditerranée se sont poursuivies. Dans ce contexte, un mini-sommet arabe (regroupant l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Libye et la Syrie) s'est tenu à Tripoli, le 10 juin dernier. Les ministres des pays arabes membres de l'Euromed se sont, pour leur part, rencontrés au Caire, le 24 mai 2008, et la conférence ministérielle du forum méditerranéen qui s'est tenue à Alger, les 5 et 6 juin dernier, a été consacrée au projet de l'UPM, contribuant ainsi à l'approfondissement des concertations à ce sujet. Pour ce qui est de la portée et de la configuration du projet, les négociations menées au niveau des hauts fonctionnaires sur le projet de déclaration du sommet de Paris ont permis une avancée notable. De par ses objectifs, l'Union pour la Méditerranée s'inscrit dans le cadre du Processus de Barcelone, dont la déclaration et les différents volets se trouvent reconduits. Elle apporte une valeur ajoutée représentée par la réalisation de projets concrets et la mise en place d'institutions qui sont appelées à donner un nouvel élan au partenariat dans la région. Un comité permanent conjoint, composé de représentants des ambassades à Bruxelles, sera mis en place. Il aura pour mission principale d'assister et de contrôler le secrétariat de la nouvelle institution. Il contribuera également à la préparation des réunions des hauts fonctionnaires et des sessions ministérielles. Le secrétariat sera réduit et ne jouira d'aucune prérogative politique. Son mandat est technique et exclusivement centré sur les projets. Le mandat politique restera dévolu aux réunions des hauts fonctionnaires et des ministres des Affaires étrangères et principalement au niveau des sommets de l'Union. Six projets ont été retenus par la commission pour être symboliquement lancés lors du sommet de Paris. Il s'agit des Autoroutes de la mer, de la dépollution de la Méditerranée, de la Protection civile, du Plan solaire méditerranéen, de l'Université euro-méditerranéenne et de l'Agence de développement des PME/PMI. Le projet initial français d'Union pour la Méditerranée a donc évolué. Il s'intègre désormais dans un processus de Barcelone étroitement contrôlé par la Commission européenne. Ayant bouclé ses équilibres financiers jusqu'en 2013, l'Union européenne ne prévoit pas, à court terme, d'engagements financiers importants. Cette attitude n'est pas sans susciter des interrogations légitimes sur la volonté réelle de l'UE de contribuer de manière décisive à la mise à niveau des pays de la rive sud de la Méditerranée. Il est seulement prévu que des ressources devront être mobilisées par les pays concernés par les projets y compris à travers le recours au marché des capitaux. Le sommet de Paris constitue donc la première étape d'un parcours destiné en principe à renforcer le Processus de Barcelone et à accorder au développement une part plus importante notamment en ce qui concerne le développement humain et la mobilité des personnes. Dans l'état actuel des choses, il semble bien que nous sommes en présence d'une simple réédition, avec quelques innovations, du Processus de Barcelone. Or, en 2005, à son dixième anniversaire, force était de constater que le Processus de Barcelone n'était pas un succès achevé. Peut-être ne faut-il pas perdre l'espoir que la nouvelle expérience connaîtra un meilleur résultat pour le bien de tous. La réalisation du projet d'Union pour la Méditerranée comporte un grand nombre de défis compte tenu des contraintes inévitables qu'elle peut rencontrer. Comment voyez-vous, Monsieur le Président, les moyens de relever ces défis ? Il est tout à fait clair que les difficultés auxquelles se heurtera l'Union pour la Méditerranée se situeront d'abord au niveau du financement des actions projetées. Car il faut le reconnaître, la problématique de la disponibilité de ressources financières pour nourrir le partenariat euro-méditerranéen n'est pas encore définitivement élucidée. Des défis d'une autre nature attendent l'Union pour la Méditerranée. L'un d'eux est inhérent à la composition même du partenariat euro-méditerranéen. S'attachant en priorité à réaliser des projets concrets, le voilà qui se trouve d'emblée en butte à une donnée objective qui tient au nombre des Etats qui le constituent. Comment en effet réunir quarante-quatre volontés partagées autour de la réalisation d'un projet concret ? L'entreprise paraît difficile sauf à encourager et multiplier les projets sous-régionaux, ceux qui ont vocation à rassembler un nombre restreint de pays fermement décidés à aller plus vite et plus loin. C'est tout l'intérêt des projets dits «à géométrie variable», des projets qui seront le fruit d'une volonté partagée entre quelques-uns, engagements et risques compris, et qui s'inscrivent tous dans la réalisation des objectifs du Processus de Barcelone. C'est là le moyen le plus souple et le plus pratique pour donner un contenu concret à cette Union pour la Méditerranée qui mérite qu'une vision commune puisse, au cours des prochains mois, gagner en lisibilité et en cohérence globale, pour la rendre réellement porteuse d'ambitions légitimes.
L'Algérie est un des principaux pays contribuant à la sécurité énergétique de l'Europe. Quelles sont les perspectives de la coopération dans le domaine de l'énergie dans le cadre de ce projet d'union pour la Méditerranée ? Ce domaine est celui où le partenariat euro-méditerranéen a montré le plus de dynamisme. Cinq conférences ministérielles ont traité de cette question, dont la dernière, tenue à Limasol, a adopté un plan d'action ambitieux pour les six années à venir. Nous attachons la plus haute importance à la coopération dans ce domaine de l'énergie, et nous l'avons montré en lançant en direction de l'Europe des grands projets structurants, participant ainsi à l'émergence d'un marché euro-méditerranéen fondé bien entendu sur la sécurité de l'approvisionnement mais aussi sur la sécurité de la demande. Mais nous souhaitons dépasser le stade d'une relation purement commerciale. Nous ambitionnons la mise en place d'accords-cadres qui permettront l'éclosion d'un partenariat équilibré et mutuellement bénéfique entre les acteurs économiques de deux rives de la Méditerranée. La coopération pourrait également s'étendre au domaine des énergies nouvelles et renouvelables, notamment l'énergie solaire qui se présente comme une alternative intéressante en raison des progrès enregistrés dans la production de l'électricité solaire. Dans cette perspective, mon pays se réjouit qu'un plan solaire méditerranéen figure en bonne place dans la liste des tout premiers projets de l'Union pour la Méditerranée. Quelle place pourraient avoir les investissements directs européens dans le développement des pays de notre région dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée ? L'écart qui se creuse entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée était déjà pour nous une préoccupation majeure en 1995. Plus d'une décennie après, les inégalités n'ont fait que s'aggraver. La volonté politique affichée par les gouvernements d'accroître le volume des investissements n'a malheureusement pas été suffisamment relayée par les acteurs économiques. Pour exemple, deux pour cent des investissements européens sont dirigés vers notre région, alors que, dans le même temps, dix-sept pour cent des investissements américains sont engagés en Amérique latine, et que le Japon consacre vingt pour cent des siens à l'Asie. Par ailleurs, le démantèlement tarifaire n'a pas suffi à accroître l'attractivité de nos pays pour les investissements directs européens. Nous demeurons convaincus que le développement et la prospérité ne peuvent être engendrés que par une croissance saine, soutenue par des investissements massifs et productifs, et s'accompagnant d'un transfert de technologie. C'est cela le développement durable. C'est le meilleur des remparts contre la pauvreté, l'instabilité et l'extrémisme, autrement plus efficace que le renforcement des frontières et leur étanchéité. Cependant, et malgré la modicité de l'assistance économique consentie à nos pays, notre région a enregistré, depuis le lancement du Processus de Barcelone, une croissance qui mérite d'être soulignée parce qu'elle est largement supérieure à la moyenne mondiale. Cette croissance est due en grande partie à des facteurs endogènes, à une meilleure utilisation des ressources, et sans doute, également, à une meilleure gouvernance. C'est là une donnée qui ne peut que nous réjouir, dans la mesure où elle confirme un potentiel sûr, qui ne demande qu'a être valorisé, renforcé et inscrit dans la durée.
L'eau et la sécurité alimentaire représentent de graves préoccupations pour le monde entier. Quelle place, selon vous, cette Union pour la Méditerranée pourrait ou devrait leur accorder dans ses programmes ?
L'Union pour la Méditerranée réserve une place privilégiée à la question de l'eau, qui va constituer un axe prioritaire de la coopération entre l'Union européenne et ses partenaires méditerranéens. L'accès à cette ressource rare et précieuse constitue pour nos pays un défi commun et l'un des Objectifs du millénaire pour le développement. Le sud de la Méditerranée se singularise par le taux le plus bas de disponibilité d'eau par habitant, mais aussi, paradoxalement, par le taux d'utilisation réelle le plus élevé de l'ensemble des ressources potentielles en eau douce. Cette problématique est rendue plus complexe par les conséquences du dérèglement climatique qui s'annonce. Elle se conjugue à la hausse de la demande en eau douce dans les années à venir. Cette situation révèle des symptômes inquiétants. Conflits, troubles sociaux, désertification, etc., qui ne sont que les prémices d'une crise qui risque de s'aggraver, faute d'une réponse appropriée, globale et solidaire. C'est dans ce contexte qu'une réflexion collective au plan national et régional devrait être engagée le plus tôt possible en vue d'en atténuer les effets dévastateurs. Cette réflexion doit se fonder sur une approche plus rationnelle de la gestion des ressources hydriques, en adéquation avec les besoins réels du développement socioéconomique des pays de la rive sud. La grande expérience de certains pays européens dans ces domaines constituera un atout indéniable pour la réussite des programmes qui seront mis en œuvre au profit de notre région. A mon sens, et au-delà des progrès attendus dans la satisfaction des besoins en eau potable, notre action devrait prendre en compte les effets du stress hydrique sur le monde agricole en introduisant des méthodes culturales visant à une économie de l'eau. Nous ne pouvons pas dissocier la question de la disponibilité de l'eau de celle de la sécurité alimentaire qui s'est considérablement détériorée ces derniers temps, avec des conséquences dont la gravité n'échappe à personne tant au plan économique que politique et sécuritaire. La conséquence la plus visible en est l'augmentation rapide des prix des produits alimentaires, ainsi qu'un déséquilibre entre la courbe démographique mondiale et la disponibilité globale des produits alimentaires.
Monsieur le Président, vous avez eu souvent l'occasion de soulever la question de la circulation des personnes entre le nord et le sud de la Méditerranée, c'est une question très sensible. Pensez-vous que l'Union pour la Méditerranée pourra trouver un terrain d'entente pour faciliter les échanges de personnes de la même manière qu'elle prend des mesures pour faciliter la circulation de marchandises ?
Reléguant définitivement derrière elle un passé tourmenté, l'Europe a décidé de se doter d'une existence communautaire, appareillée à un dispositif législatif rigoureux. Dès la signature du traité de Rome, les Etats fondateurs se sont engagés à établir les fondements d'une relation toujours plus étroite entre les peuples. C'est ainsi que la liberté des personnes est devenue l'une des quatre libertés constitutives de la construction européenne. Circulation des marchandises et des capitaux, mais aussi celle des personnes, comme pour dire que l'une n'allait pas sans l'autre dans la construction d'un espace humain. Au moment où l'Europe et les pays méditerranéens expriment leur volonté de bâtir un espace commun d'existence, il serait bon que cette nouvelle histoire fasse preuve de la même audace et du même génie. De la même manière que l'UE a constitué le socle de son intégration sur une «union sans cesse plus étroite entre les peuples», nous pourrions imaginer que le partenariat euro-méditerranéen prenne en considération les intérêts des personnes, sans pour autant négliger les aspects commerciaux et économiques. C'est ce qui était prévu par le Processus de Barcelone, dont les limites avérées exigent qu'aujourd'hui nous allions plus loin à la faveur de la construction de l'Union pour la Méditerranée.
Bien entendu, les obstacles sont nombreux et importants, à la mesure de cette mer Méditerranée qui nous sépare. Mais cette mer n'avons-nous pas décidé qu'elle serait de nouveau notre mère, en souvenir des temps anciens qui faisaient d'elle un bassin dont la rondeur incitait au voyage ?
Notre mer devrait nous rapprocher au lieu de nous séparer. L'immigration clandestine est un fléau qui signale l'impuissance et la colère face aux murs qui s'érigent comme dans des prisons ou des ghettos. A l'instar de véritables partenaires déterminés à partager leur prospérité, réfléchissons ensemble à la manière dont nous pourrions libérer cet espace que les marchandises parviennent à sillonner, tandis que les hommes restent sur le quai. L'histoire, la grande histoire des hommes, frappe à notre porte. Ecoutons-là. Dans un monde où la marchandisation est reine, ayons l'audace de libérer les pas des hommes sur une terre en partage.