Entretien réalisé par Azeddine Lateb LA TRIBUNE : Au-delà des accusations de dénigrement dont vous faites l'objet à propos de votre dernier roman les Filles d'Allah dans votre pays, la Turquie, cette intolérance politique ne pose-t-elle pas la question de la légitimité que les pouvoirs tirent de la religion ? Nedim Gürsel : Mon roman les Filles d'Allah a été accusé en Turquie, pays dont la population est musulmane mais dont l'Etat est laïc, de blasphème. En principe un tel délit ne doit pas exister dans une république laïque. Pourtant, l'article 216 du code pénal turc prévoit une peine de prison allant de six mois à un an pour celui qui «aurait dénigré les valeurs religieuses de la population». Mais ce qui m'a fait réagir c'est le rapport de Diyanet (Direction des affaires religieuses), une instance gouvernementale sous l'autorité du Premier ministre qui m'accusait d'«offense à l'islam» alors que le tribunal ne lui avait rien demandé. Diyanet n'avait aucune compétence pour se prononcer ainsi sur une œuvre littéraire. Alors j'ai adressé une lettre ouverte à M. Erdogan qui a fait grand bruit dans la presse. Finalement, j'ai été acquitté au mois de juin dernier mais le procureur a fait appel. Le dossier des «Filles d'Allah» se trouve désormais entre les mains de la cour d'appel qui va trancher. Vous êtes un fervent partisan de l'adhésion de la Turquie à l'Europe. Qu'est-ce qui, selon vous, bloque cette adhésion ? Les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne sont en cours mais vous avez raison, la situation semble pour le moment bloquée. Cela est dû en grande partie, à mon sens, au rejet de la France et de l'Allemagne. Si je suis, comme vous dites «un fervent partisan de l'entrée de mon pays dans l'Europe», (j'ai même écrit un livre qui s'adresse aux Français : la Turquie : une idée neuve en Europe) le président Sarkozy y est farouchement contre et ses discours sur le sujet sont ressentis en Turquie comme une gifle qui blesse la fierté nationale des Turcs. Est-ce que vous faites de la littérature un moyen de lutte politique et sociale comme le faisait par exemple votre compatriote Nazim Hikmet ? Nazim Hikmet, grand poète du XXe siècle, était un poète engagé comme d'ailleurs d'autres poètes de sa génération, tels Aragon, Neruda, Senghor ou Ritsos, pour ne citer que les plus illustres. Moi, je pense que l'engagement au sens sartrien du terme n'est plus d'actualité. S'il est un engagement possible pour un écrivain, c'est bien dans son écriture. Mais, en tant que citoyen, l'écrivain peut, bien sûr, participer à la vie de la cité, c'est-à-dire défendre une cause. C'est ce que je fais à travers mes articles publiés dans la presse turque ou européenne. Vous pensez que la littérature a encore un pouvoir ? La littérature, la parole poétique ont encore un pouvoir. Sinon, on n'interdirait pas les livres et il n'y aurait pas dans le Coran, entre autres, les versets relatifs aux poètes qui les accusent d'«égarés» et de «menteurs». Mais hélas, «la raison du plus fort est toujours la meilleure» comme dit La Fontaine dans une de ses fameuses fables. Dans toute votre œuvre, le voyage occupe une place essentielle, il est même un moteur de création si j'ose le mot. Pensez-vous que les frontières sont assez ouvertes ? Il est vrai que le voyage ou plutôt l'errance est un des thèmes redondants dans mes livres mais il y en a aussi d'autres comme par exemple les villes, l'érotisme ou encore la peinture. La guerre aussi. Les frontières existent toujours, l'Europe devient pour ceux qui veulent y aller, notamment des pays émergents, une forteresse. Le mur de Berlin est tombé il y a vingt ans mais la ligne verte à Nicosie existe toujours, tout comme ce nouveau mur de la honte en Palestine. Dans vos nouvelles notamment, la ville de Constantine apparaît comme un lieu d'exploration. J'aimerais bien savoir si vous connaissez ses plus grands poètes, Kateb Yacine et Malek Haddad ? J'ai découvert l'œuvre de Kateb Yacine quand je faisais mes études à la Sorbonne. Son roman Nedjma m'avait beaucoup marqué à l'époque. J'avais aussi pris l'initiative de faire traduire en turc l'Opium et le Bâton de Mouloud Mammeri que j'avais connu au début des années 1980. Je ne connais que de nom Malek Haddad, par contre Assia Djebbar, Abdelkader Djémaï, Rachid Boudjedra sont des amis mais aussi de grands écrivains. Waciny Laaredj, que je lis en traduction française, en fait partie également. Je considère que la littérature algérienne est une des plus importantes de notre époque.