Entretien réalisé par Azzeddine Lateb LA TRIBUNE : Pourquoi avoir réédité votre premier roman sous un nouveau titre ? Nabil Fares : Rééditer ce premier livre a été un concours de circonstances favorables puisqu'il y avait une personne comme Ramdane Achab qui se proposait de le faire au moment où il devenait lui-même éditeur en Algérie, en Kabylie, qui n'est un mystère culturel et territorial pour personne, dans la ville de Tizi Ouzou. Pour ma part, j'entretiens avec la Kabylie non pas des liens mystérieux mais très fortement poétiques, même si c'est un pays qui vit difficilement ce qu'il vit, ainsi que tout l'ensemble du territoire de l'Algérie. Pensez-vous que restaurer le paganisme aidera mieux la situation polluée par les intolérances de tous bords ? Ces liens sont liés à des sonorités, chuintements, accents, tournures de la langue, d'une langue que j'ai très tôt quittée et que je retrouve en des lieux de pensée, de rêve, de souvenir, de danger, d'espoir, de tristesse, de nostalgie, de présence, de passé, de futur, territoires d'écriture et de paroles qui, au cours de ce premier texte, écrit il y a fort longtemps, sont venus à expression lorsque je me suis mis à écrire sur le désarroi et l'exil produit par les guerres, toutes les sortes de guerre, de destructions. Cette réédition vient dire quelque chose de l'Algérie à l'Algérie, de la Kabylie à la Kabylie, de la Kabylie à l'Algérie et de l'Algérie à la Kabylie, pour autant que ces territoires, lieux de vies et de séjours, d'histoires et de pensées, sont liés. Je ne peux penser la Kabylie, ma vie, sans la Kabylie et l'Algérie, sans l'Algérie et la Kabylie, puisque, au-delà des parents, des parentèles immédiates telles que, parfois je les évoque, il y a plus, puisque, familialement, nous avons peu vécu en Kabylie, même si nous y avons eu des attaches profondes. Ce plus, c'est l'histoire proche, très contemporaine, la guerre de 1954 à 1962, la rencontre avec des êtres que je ne connaissais pas, que j'ai appris à connaître au-delà du territoire familial proche. Mon expérience est celle d'un travail de compréhension et de liberté, liberté pour créer, liberté pour se déplacer et non pas rester assigné à résidence, comme je me plais à le montrer dans Yahia pas de chance, son peu de goût pour le lycée colonial, l'internat, les autorisations de sortie, les colles, ce qui a fait l'ère de Boumediene. L'ère des autorisations de sortie, pour moi, c'était du déjà-vu pas tolérable dans un pays dit indépendant, qui avait fait que l'indépendance soit possible pour tout le monde et non pas simplement pour ceux que l'on appelait «les dirigeants». Aujourd'hui, il n'y a plus de «dirigeants», il n'y a que des «irresponsables» qui arrivent à vivre dans l'irresponsabilité la plus totale. Alors, réévoquer ce premier livre avec un autre titre sous-titre, Un jeune homme de Kabylie, c'est dire combien j'aimerais que l'on saisisse que ce jeune homme, même s'il est de Kabylie, j'insiste sur ce même, tout en laissant à chacun la liberté de penser ce qu'il peut penser à propos de ce «même», est comme tout jeune homme, parfois, dans l'histoire, plein de rêves et d'espoirs, d'énigmes, et, ainsi, ce jeune homme peut être, dans cette histoire, «en plus» et «en moins». Pour ma part, je ne pensais pas que le souvenir, la référence kabyle, l'identité kabyle, pourraient être, dans l'indépendance de l'Algérie, un enjeu défavorable à l'émancipation politique, culturelle, et, surtout historique de l'Algérie. Je crois que les instigateurs d'un panarabisme désuet et mégalomaniaque ont desservi l'Algérie, ont compromis son développement, précisément, dans le registre, les domaines des langues et de la culture. Si l'on n'aborde pas le champ politique, parfois, par le biais de la méconnaissance et de l'hypocrisie, on ne comprendrarien à la manipulation dont le politique se sert pour enfermer les gens, groupes, personnes, dans des impasses psychiques telles que ces groupes, et personnes finissent par ne plus envisager d'autres moyens de faire de la politique que par emprisonnements, tueries, anathèmes, enfin toutes sortes de moyens qui sont faits pour provoquer des catastrophes locales, personnelles, individuelles et collectives. Ces dirigeants ont toujours veillé à ce que leurs enfants, proches, apprennent plusieurs langues et ne se gênent surtout pas d'apprendre, connaître, ce que l'on peut appeler, rapidement, l'étranger et d'en tirer enseignement et développement, précisément. On enferme les «peuples» dans des impasses d'un côté, tandis que, de l'autre côté, on voyage, on fait des fêtes, et on vous envoie la police, l'armée ou la gendarmerie, et, le comble, des «enseignants» peu formés. D'où l'écriture de ce premier livre, mi-tragique mi-drôle, sur la malchance d'être né à un moment historique aussi peu favorable à l'accompagnement et au développement des jeunes de Kabylie et d'ailleurs. Il ne s'agit pas de fonder et de refonder une identité kabyle, mais plutôt de faire en sorte que cette réalité soit non seulement reconnue mais acceptée dans l'ensemble des reconnaissances dont l'Algérie -c'est-à-dire les Algériennes, les Algériens- a nécessité, grand soif. La tragédie du politique, et, par conséquent, de la société, se produit lorsque les personnes qui font de la politique, -pour lesquelles la politique devient leur chasse gardée, en voitures, sports, pierres précieuses, maisons, propriétés, fruits et légumes, entreprises -la liste est longue- masquent l'appropriation qu'elles font des richesses par des idées qu'elles veulent imposer, idées qui sont des écrans à leur appropriation violente, jamais avouée. Actuellement, il faudrait que les responsables actuels acceptent -et tout est là, dans le fait d'accepter- de faire une profonde critique, et autocritique de l'histoire politique récente pour que ce qui est en état de violences et conflits puisse trouver une autre résolution que celle de la mise au départ ou au dépôt. Et si je pouvais penser, par anticipation que le paganisme, en tant que culture, pouvait être une alternative à l'impasse d'une religiosité unique imposée, c'est pour autant que le passage par ce moment antérieur à ce qu'on nomme le monothéisme, pouvait être pensé, était du registre de la pensée et non pas de l'interdit de penser. Il ne s'agissait pas de revenir à une quelconque djahiliya, si ancienne que plus personne ne puisse y avoir accès, mais de mettre en perspective ce qui doit être pensé, aujourd'hui, de nouveau, l'accès, non pas aux avions, aux lasers, à l'informatique, aux téléphones portables, aux missiles, aux bombes, à tout ce qui finit par faire exploser le corps, la tête, le crâne, mais à la culture, c'est-à-dire, à ce qui dispose des femmes, des hommes, des enfants, à vivre, et non pas à se tuer, se mépriser, entre eux. La grande impasse de l'Algérie, c'est le mépris, le mensonge, le recouvrement historique et l'impasse de la tuerie. Pour exister, il doit certainement exister un autre principe de vie que celui de la mort individuelle et collective ! Une petite pensée pour Abdelkebir Khatibi ? Cette ouverture d'un «au-delà de la tuerie» concerne l'œuvre d'Abelkébir Khatibi menée à travers des textes dits romanesques et d'analyses, tel celui de la Blessure du nom propre. L'œuvre d'un écrivain est un acquis pour personne, seul demeure l'éveil que cette œuvre a pu provoquer en son temps.