De notre envoyée spéciale à Cannes Dominique Lorraine 24 City, du Chinois Jia Zhangke, est une description impitoyable de la Chine d'hier et d'aujourd'hui. A Chengdu, l'usine militaire d'État 420 (qui fabriquait des moteurs d'avion et qui n'est plus compétitive) et sa cité ouvrière modèle (qui incluait appartements et magasins pour les ouvriers ainsi que des écoles pour leurs enfants) disparaissent pour faire place nette à un complexe d'appartements de luxe «24 City». Le récit enchevêtre scènes de démontage de l'usine et témoignages fictionnels. «Ce film est composé de récits de fiction autour de trois femmes et de témoignages de cinq ouvriers qui font part de leurs souvenirs. Mettre en parallèle le documentaire et la fiction était pour moi la meilleure façon d'affronter l'histoire de la Chine entre 1958 et 2008. Cette histoire est simultanément construite par les faits et l'imagination», explique le réalisateur. À la création de ce complexe industriel, les ouvriers sont déplacés d'une autre usine très éloignée sans avoir leur mot à dire. Ils ne sont que des pions sur l'échiquier de la Chine économique et communiste de l'époque. Ils vont mener une vie de labeur loin de leur région d'origine et de leurs familles. Avec la récession économique de la dernière décennie, beaucoup sont licenciés sans qu'il soit tenu compte de toutes leurs années de travail au service de l'État. Les témoignages des protagonistes font comprendre les changements sociaux et la dure mécanique de cette expérience socialiste. En même temps, l'usine qui se démonte pièce par pièce est le symbole de l'écroulement d'un système qui fait place à un libéralisme sauvage. Jia Zhangke a déjà travaillé sur la démolition du Pékin historique pour la construction du Pékin olympique (ce qui a provoqué l'expulsion sans dédommagement de nombreux habitants) et la construction du gigantesque barrage des Trois Gorges qui a eu pour conséquence la destruction de villages entiers et les déplacements de population (Still Life, Lion d'or à Venise en 2006). Il n'a pas son pareil pour filmer l'absurdité d'une politique qui met sur la paille des milliers de Chinois pauvres et démunis face à une administration sourde et corrompue. Le récent tremblement de terre dans la région du Sichuan en est la preuve : 6 898 bâtiments scolaires ont été détruits totalement, faisant des milliers de victimes, élèves et professeurs, leur construction ayant fait l'objet de détournement d'argent et ne correspondant donc pas aux normes parasismiques. Le destin du peuple chinois a été affecté par cette politique, dit le réalisateur, ce film réussi et nécessaire ainsi que la récente catastrophe en sont la preuve. Gomorra, réalisé par Matteo Garrone, inquiétante plongée dans l'univers de la Camorra, est adapté du livre de Roberto Saviano. Ce best-seller (un million de livres vendus en Italie et droits achetés par 33 maisons d'édition étrangères) vaut à son auteur menaces de mort et escorte policière. Les révélations de l'auteur de 28 ans, né dans un quartier pauvre de Naples et qui a passé ses jeunes années à enquêter sur la Camorra, rendent fous de rage certains boss mafieux. Outre des menaces de mort, les carabiniers découvrent un plan pour éliminer l'écrivain, qui est alors placé sous protection fin 2006. «Je suis continuellement sous escorte des carabiniers, je change de maison sans arrêt, je n'ai plus de vie normale. Ce que les mafieux ne m'ont pas pardonné n'a pas été le livre mais son succès. Si le livre n'était pas sorti de Naples, je pense que ce serait passé. Les mafieux se l'échangeaient même entre eux car ils étaient contents qu'on raconte leurs faits et gestes», soulignait Roberto Saviano dans un entretien à un quotidien italien la Repubblica. Matteo Garrone, réalisateur de 39 ans (qui a déjà réalisé 6 films, dont l'Etrange Monsieur Peppino, grand succès public et critique à Cannes en 2002), décide peu après la sortie du livre de l'adapter au cinéma en y choisissant cinq destins d'hommes dont le chemin croise celui de la Camorra : Toto, 13 ans, dont l'école de la vie est celle de la Camorra ; Don Ciro, chargé de remettre de l'argent aux familles du clan dont l'un des membres est incarcéré ou décédé ; Marco et Ciro, deux jeunes inconscients qui rêvent de devenir caïd à la place du caïd ; Franco, chef d'entreprise véreux et son jeune assistant Roberto (qui est le seul à tourner le dos à ce monde pourri) ; Pasquale, un tailleur renommé qui aura la malheur de travailler pour des concurrents chinois et qui sauve sa peau de justesse. Le film a été tourné dans le plus grand secret à Naples avec des comédiens en majorité non professionnels des quartiers pauvres de la cité comme celui de Scampia, bastion de la Camorra avec ses immeubles délabrés. Le récit impitoyable et effrayant dévoile avec précision le business criminel du «système» Camorra de la mafia napolitaine. Tout y est minutieusement décrit : trafic d'armes et de drogue, guerre entre clans rivaux, infiltration dans la construction, contrefaçon de vêtements de luxe, enfouissements interdits de déchets toxiques, prostitution. Tout est bon pour «faire de l'argent», sans morale, sans pitié et sans humanité. L'étendue de la criminalité organisée mafieuse est sans limites et ne recule devant rien : 10 000 morts recensés en trente ans, 150 milliards d'euros de chiffres d'affaires. «C'est un film apocalyptique et sans espérance. Ne pensez pas à un film classique de dénonciation, avec d'un côté le bien et le mal, les bons et les méchants, parce que, dans la réalité, les choses sont plus compliquées et les frontières, plus floues. Aujourd'hui, les boss de la Camorra sont beaux, soignés, et le fait de prendre soin de leur corps, de leur bronzage, est en net contraste avec la férocité qui fait d'eux des tueurs. Je raconte le plus grand marché de la drogue à ciel ouvert et la dynamique des clans en guerre après des années d'armistice. J'ai tourné des scènes très violentes, atroces, mais celle qui m'a le plus ému montre deux garçons, amis depuis toujours mais contraints de se séparer car ils appartiennent à deux clans différents», raconte le réalisateur. Pour Matteo Garrone, le dénominateur commun des personnages de son film est «celui d'une humanité conditionnée par un système, d'un engrenage qui t'écrase et contre lequel tu ne peux pas te rebeller». Centré sur ses protagonistes, filmé avec dextérité, sans effets inutiles, le film file à une allure folle malgré ses deux heures trente. Générique : le spectateur est K.-O. à la fois par le film et par la réalité des faits.