Spectre d'échec, impatience des uns, critiques et colère des autres ont désuni -durant sept jours de rudes négociations- pays riches et pays émergents, qui se sont «affrontés» autour de la table de l'OMC sur, principalement, des réductions de droits de douane et de subventions agricoles. Des sujets âprement débattus tout au long du cycle de négociations de Doha qui devait, à l'origine, s'achever en 2003. Ces deux sujets représentent tout l'enjeu de la libéralisation du commerce international. Les pays de la rive Sud et émergents tentent d'arracher des Etats-Unis et de l'Europe de réduire leurs subventions agricoles. Mais, ce qu'offrent les pays riches d'une main, ils comptent bien le récupérer doublement de l'autre. Ainsi, de «petites concessions sont faites» par les puissances commerciales sur l'agriculture, tout en exigeant, en contrepartie, la réduction des droits de douane sur les produits industriels. Et c'est là que le bât blesse. Est-il possible de sauver sept ans de négociations ? Durant une semaine, les pays riches ont fait des offres pour dégager un accord de libéralisation commerciale, mais tombées dans des oreilles de sourds à Genève. Les pays en développement n'y ont vu aucune avancée réelle en matière agricole. Au deuxième jour de cette réunion cruciale (ouverte lundi 21 juillet) qui vise à sauver sept années de négociations entre les 153 (depuis l'adhésion du Cap-Vert au troisième jour de cette rencontre) pays membres de l'OMC, les Etats-Unis ont donné l'aval de réduire leurs subventions agricoles à moins de 15 milliards de dollars par an «afin de faire avancer la négociation». Il s'agit là pour Washington «d'un geste majeur, fait de bonne foi dans l'espoir que les autres renverront l'ascenseur et amélioreront leurs offres d'ouverture des marchés», selon la représentante américaine pour le commerce, Susan Schwab. De facto, cette offre a été rejetée par le Brésil, porte-parole du G20, le groupe des pays émergents, qui a souligné que les Etats-Unis avaient dépensé l'an dernier moins de 8 milliards dans les subventions agricoles, soit deux fois moins que le plafond proposé. La négociatrice américaine a expliqué que le niveau relativement faible des subventions versées en 2007 était lié à la flambée des prix des matières premières. Les Etats-Unis «peuvent encore aller plus loin», a estimé Peter Power, porte-parole du commissaire européen au commerce. Mais Mme Schwab a souligné que sa proposition dépend des baisses des droits de douane sur les produits industriels que devront consentir les pays émergents. Il faut dire que le blocage des négociations avait débuté dès la première réunion ministérielle du 21 juillet. Une réunion qui s'est avérée «totalement inutile», à en croire le ministre brésilien des Affaires étrangères, Celso Amorim. «Nous en sommes exactement au même point qu'avant la réunion», a déclaré M. Amorim après plus de quatre heures de discussions avec une quarantaine de ministres du Commerce représentant les principales nations commerçantes. M. Amorim, qui avait sous-estimé samedi dernier le peu de concessions offertes par les pays riches en matière d'agriculture, a jugé «sans intérêt» l'annonce d'une baisse de 60% des droits de douane de l'Union européenne par le commissaire Peter Mandelson. «Ce n'est qu'un gadget statistique», a-t-il estimé. Pour le Brésil, les choses sont claires : les Etats-Unis doivent baisser leurs subventions internes à l'agriculture jusqu'à 12 milliards de dollars par an. Face à ce blocage, le commissaire européen au Commerce, Peter Mandelson, a proposé de passer à autre chose : les produits industriels. Un sujet sur lequel les discussions semblent mieux avancer. Le porte-parole de l'OMC, Keith Rockwell, a fait état de «signes très encourageants de progrès», mais, juste entre l'Union européenne et six puissances commerciales (Australie, Brésil, Chine, Etats-Unis, Inde, Japon). Les éléments de l'accord obtenu à sept, soumis aux ministres d'une trentaine d'autres pays, doivent être approuvés par l'ensemble des 153 pays membres de l'OMC, où prévaut la règle de l'unanimité. Là est la difficulté. D'abord, il y a eu les représentants syndicaux du Sud, qui ont tiré la sonnette d'alarme en affirmant que le texte proposé aux négociations menace gravement les emplois dans les pays en développement. «Si nous continuons dans ce sens, cela pourrait créer une crise économique grave dans notre pays», s'est alarmé Rudi Dicks du Congrès des syndicats d'Afrique du Sud (Cosatu). Le texte en question prévoit des baisses des droits de douane sur les produits industriels dans les pays émergents, mais «ne prend pas en compte le développement et les emplois», a relevé M. Diks. Les propositions sur la table provoqueraient «200 000 pertes d'emploi» en Argentine, a affirmé Ruben Cortina, de la Fédération argentine des travailleurs du commerce et des services. «Nous ne sommes pas des protectionnistes stupides, mais nous voulons un commerce équitable», a-t-il ajouté. Pour le Brésilien Felipe Saboya, de la Confédération unie des travailleurs (CUT), les baisses de droits de douane au Brésil entre 1989 et 1994 sont à l'origine de «1,3 million de pertes d'emploi». Les moyennes de réduction des droits de douane sur les produits industriels proposés à l'OMC pourraient s'élever à 58% pour l'Argentine, 57,25% pour le Brésil, 59,86% pour l'Inde et 40,6% pour l'Afrique du Sud, ont indiqué les syndicalistes. «Nous demandons avec force à nos gouvernements de rejeter le texte et de le considérer comme inacceptable à la négociation», ont déclaré ces représentants syndicaux. Ensuite, il y a eu la colère des participants de l'OMC, lesquels n'ont pas apprécié d'être laissés à la porte des négociations tenues par les sept puissances commerciales au troisième jour de la rencontre de Genève. La Suisse a ainsi jugé «inacceptable» qu'une trentaine de ministres présents à Genève aient été exclus. Huit délégations (Suisse, Indonésie, Argentine, Kenya, Ile Maurice, Turquie, Egypte et Taiwan) se sont plaintes de la décision de réunir un comité restreint à sept ministres. Les réactions ne se sont pas fait attendre sur les éléments de l'accord des sept. Mercredi dernier, l'Inde tranche. Son ministre du Commerce et de l'Industrie, Kamal Nath, a annoncé son refus de «mettre en jeu les jeunes industries et les PME de l'Inde, qui ont peiné pour s'industrialiser». Le Brésil, autre meneur des pays émergents, a estimé que les conditions n'étaient pas encore réunies pour des discussions équilibrées. Mais, malgré la fronde et la colère, M. Lamy, le président de l'OMC, pense pouvoir dégeler le blocage des négociations en recourant à des réunions en comité restreint. Il décide alors de réunir de nouveau son comité restreint pour aborder l'ouverture des marchés des pays en développement aux produits industriels des pays du nord. L'objectif étant de parvenir à un accord équilibré entre les concessions que les pays riches devront faire en matière agricole, et celles que devront consentir les pays émergents en ouvrant leur marché aux produits industriels. Le Brésil ne croit pas au cycle de Doha Une autre voix discordante s'est également fait entendre au Brésil, un des acteurs clés de la négociation. «Je ne crois pas au cycle de Doha. Il ne servira à rien. Il n'a aucune chance d'apporter des résultats», a affirmé Reinhold Stephanes, le ministre brésilien à l'Agriculture, au moment même oû Pascal Lamy s'efforçait à sauver sept années de négociation destinées à mettre la libéralisation du commerce au service du développement… Peut-être juste au service des pays développés. Les propositions de Lamy Ces dernières, qui portaient sur l'agriculture et les produits industriels, étaient chiffrées et permettaient de faire avancer les discussions. Il a proposé d'abaisser à 14,5 milliards de dollars par an les subventions que les Etats-Unis versent à leurs agriculteurs. Concernant les produits spéciaux que les pays en développement pourront désigner pour les protéger de la libéralisation des échanges, le directeur général de l'OMC a proposé que 12% des lignes tarifaires (produits) puissent jouir de cette exception. Parmi ces produits, 5% d'entre eux ne subiraient aucune baisse de droits de douane. Sur les produits industriels, les pays en développement devront réduire leurs droits de douane selon un coefficient compris entre 20 et 25. Ces propositions ont suscité beaucoup d'espoirs sur l'aboutissement à un accord et ce, après l'appréciation positive du G7 des éléments de l'accord de Lamy. Le Brésil a, été le premier pays à accepter le texte de Pascal Lamy, provoquant des tensions au sein du Mercosur, une union douanière entre quatre pays latino-américains (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), fondée en 1991. Se rendant compte de sa désunion avec le G20, le Brésil est revenu sur sa décision en annonçant sa solidarité avec le G20. Seuls les Etats-Unis ont exhorté «quelques grands pays émergents» à apporter leur soutien à l'accord. L'Union européenne a estimé, pour sa part, qu'il faut «améliorer» le texte. Le G7 doit être très convaincant pour «vendre» ce projet au reste du monde. Puisque, même l'Inde, un des membres du G7, a fait entendre une voix discordante. New Delhi cherche à la fois à protéger ses centaines de millions de petits paysans et ses industries naissantes de trop fortes baisses des droits de douane. Les pays en développement cherchent, pour leur part, un meilleur mécanisme de sauvegarde. Le projet de M. Lamy stipule qu'un pays peut augmenter ses droits de douane jusqu'à 15% au-dessus de ses niveaux actuels si la flambée d'importations dépasse 40%. A l'inverse, des exportateurs comme le Paraguay, l'Uruguay, le Costa Rica et le Chili ont souhaité l'utilisation la plus restrictive possible de ce mécanisme de protection. Pour le négociateur argentin à l'OMC, «en agriculture, [les propositions de Lamy] sont insuffisantes, dans les produits industriels sont trop élevés». Sur le chapitre des produits industriels, les pays émergents s'opposent également à une trop grande ouverture de leurs marchés à la concurrence des pays développés. H. Y.