De notre correspondant à Constantine A. Lemili A mesure que le temps passe s'impose un constat : scènes et planches de théâtre sont orphelines de comiques. En fait, il en existe quand même mais ou ils font de la politique, comme l'avait si bien stigmatisé Coluche, ou ils sont effectivement sur scène, mais pour y faire autre chose, musique, comédie, comme quoi pas leur métier. En plus clair, les comiques, au sens péjoratif, existent donc, mais les vrais comiques, à l'image de Rouiched, Sid Ali «Fernandel», Touri, Kaci Ksentini, Hadj Abderahmane, sont, depuis leur disparition, une race effectivement… éteinte. Il s'en trouve encore d'autres auxquels Dieu prête toujours vie, mais qui ont, hélas, rejoint la cohorte des anonymes. D'aucuns diront parmi ceux beaucoup plus préoccupés par les choses (dures) de la vie que «rire appartient à une autre époque» au moment où des jeunes parleront, sans doute et sans le faire délibérément, de «personnages anachroniques» dont le rire ou la manière de le faire serait tout simplement «périmée». Boubekeur Tahar, un peu comme le dernier des Mohicans, dans sa ville de Constantine, déambule dans les rues sans risque de faire se retourner les gens parce qu'ils ne reconnaîtront pas, exception faite de ceux qui s'en souviennent parce que de son âge, quelqu'un qui de son temps a été une star de la scène. Il se fond dans la foule… anonyme, un peu comme tout le monde et, n'était nos accointances périodiques avec d'autres artistes, nous n'aurions personnellement jamais su que la ville des Ponts avait vu venir au genre (l'humour) il y soixante ans déjà son premier comique. Il s'appelle Boubaekeur Tahar, de son nom de scène, voire de tous les jours, parce que le sobriquet lui collera à la peau, Boukrita… un fort en gueule, viril, pétri de valeurs humaines et morales. Il nous parlera alors de l'entame de sa carrière, en semi-professionnel d'abord parce qu'il était fonctionnaire à la Société des chemins de fer, ensuite en professionnel de la scène une fois libéré de ses obligations. «J'ai tout le temps eu de l'admiration pour Touri, Kaci Ksentini et Bichaa. L'opportunité de matérialiser cet engouement pour de vrais et grands comiques me sera donnée quand, en 1952, je les imitais au cours d'une rencontre scoute. Je venais dès lors d'entamer une carrière dont je n'aurai plus à regretter le choix». Il passera toutefois de l'imitation, après une brève tentative dans la chansonnette, en concoctant ses propres compositions. De l'humour bon chic bon genre en raison de la conjoncture et ensuite féroce parce qu'il y avait nécessité avec l'évolution du temps, des mœurs et de l'exigence du public. Mais sans pour autant que la morale soit écornée, Boubekeur Tahar allait se faire la spécialité de raconter des histoires, les déformer ou plutôt les reformer en les habillant de la satire, un genre propre à une société, une vie commune avec ses semblables où tout prêtait ou concourait à rire et à parodier en situation loufoque d'évènements parfois trop sérieux. En tant qu'artiste indépendant, il aura le succès mais en tant qu'artiste affilié à une union corporative, elle-même excroissance d'une organisation de masse sous l'égide du Front de libération nationale, il parviendra à exporter son art en Irak, en ex-Union soviétique, en Tunisie, en Egypte, en France, etc. Bien entendu, au-delà d'un talent certainement inné, c'est sans doute plus à son expérience de la vie, de l'éveil, la curiosité et l'éclectisme d'un jeune qui vivait à fond la caisse son temps que la carrière de Boubekeur Tahar aura été riche avant qu'il ne se retire définitivement ou, du moins, officiellement de cet exercice. En somme, des éléments qui forgent l'artiste, toutes spécialités confondues, parce qu'il puise son inspiration de la vie de tous les jours sans a priori sur ce qui est positif ou qui ne l'est pas. Si l'on sépare le bon grain de l'ivraie, il est tout autant possible de séparer ce qui est inepte de ce qui ne l'est pas. Parce qu'il était encore très jeune et qu'il frayait dans un monde d'adultes, de personnes, de personnalités et de personnages qui ont fait la réputation de la ville, Boubekeur Tahar n'a retenu que la quintessence de chacun d'eux : l'humanité de ses hommes, la dimension de ses personnalités et la légende de ses personnages, dont certains étaient hors du commun jusqu'à continuer d'alimenter les chroniques dans les chaumières. A 75 ans, il se prépare à revenir sur la scène pour son plaisir personnel seulement, même si, et il nous le dira d'ailleurs, il «n'hésite pas à se lancer dans le bain jusqu'à maintenant». Il nous en donnera pour preuve sa présence à la commémoration du 8 mars dernier où il devait monter sur scène et qu'il ne l'a pas fait malheureusement en raison de l'improvisation dans… l'organisation. Une autre absurdité en somme qu'il traduira certainement prochainement par une historiette.