Photo : A. Lemili De notre correspondant à Constantine A. Lemili Savourer une pâtisserie, prendre une boisson rafraîchissante, apprécier la galette de grand-mère pour les jeunes et moins jeunes sont pour le consommateur loin de refléter l'importance du savoir-faire, l'énergie investie pour y parvenir par celui qui est derrière la belle ouvrage. Au cinéma, c'est la même chose, le spectateur entre dans une salle, choisit et prend le siège qui lui paraît le plus confortable, s'y calle, prend ses aises et attend que vienne l'obscurité annonciatrice du lancement du film. Un film, lui-même résultat d'un travail énorme pour sa conception, qui exige, pour que des millions, voire des milliards de spectateurs en profitent, le recours à une autre action qui consiste dans un autre contexte, le lieu d'où partent les images, autrement dit la cabine de projection, à réaliser bien des gestes, faire preuve de vivacité, parfois d'imagination et de vigilance généralement pour que du générique du début à celui de la fin tout se passe comme si l'exercice relevait d'un ordre divin. Des opérateurs de cinéma, il n'en reste pas beaucoup à Constantine, comme sur l'ensemble du territoire. Pourrait-il en être d'ailleurs autrement sachant que 95% des salles de cinéma ne fonctionnent plus pratiquement depuis plus de vingt ans ? Retraités donc aujourd'hui ou en voie de l'être, il est peu probable qu'ils aient assuré une relève, non seulement en l'absence de prise de responsabilités du ou des secteurs concernés et encore moins du désir de ces opérateurs de faire profiter de leur expérience, comme cela a été le cas au lendemain de l'indépendance, des apprentis dans le cadre d'une formation sur le tas et pour cause l'obsolescence des équipements si ce n'est tout bonnement la défectuosité. Nous en prenons pour exemple le cas de Constantine où prévaut une espèce de panique hors du commun dans les rangs des responsables locaux et les institutions qu'ils dirigent dès lors que s'exprime le besoin de procéder à la projection d'un film. Nous passerons évidemment sur l'inexistence ponctuelle des moyens (matériel de projection immédiatement opérant) et donc le recours à l'improvisation pour nous préoccuper de la disponibilité des opérateurs, lesquels, se comptent sur les doigts d'une main et grâce à ceux que la Cinémathèque algérienne a récupérés pour ses deux salles de répertoire de la ville. Toutefois, comme il s'agit de virtuoses de la cabine, du moins ils en revendiquent légitimement le statut, ils renâclent à la seule idée de pratiquer leur activité, même au nom de la raison officielle, en s'asseyant sur leur respect du métier, en forçant sur l'improvisation, et du coup la cautionnant, le bricolage... Rabie L. est l'un des rares encore à répondre présent quand il est sollicité pour cela, il reste exigeant toutefois et n'hésite pas à «voir» avant d'«accepter» de faire une projection. Il juge sur pièces et le mot n'est pas exagéré puisqu'il n'exclut pas, au départ déjà, de réserver son accord en fonction de l'état du matériel. Il nous dira à ce sujet : «Il ne faut surtout pas oublier qu'en réalité et à partir du moment où il entre dans sa cabine, l'opérateur est responsable de toute la salle. Il est comme un commandant qui prend la mer, seul maître à bord après Dieu des conditions dans lesquelles il remplit sa mission et donc des personnes qui sont sous sa responsabilité.» Comme tout enfant rêveur, il est venu au cinéma en raison de sa magie qui lui permet de galoper au gré des espaces et du temps. Et hanter les salles à cet âge ne pouvait que le conduire à se rapprocher des gens qui y travaillent et la curiosité, en fait l'intérêt qu'éveille pour lui la technique, l'a conduit aussi à mieux connaître ces personnes qui rendaient si agréables des tranches de vie si ordinaires et ces mêmes gens de le prendre en sympathie et pour tout dire l'adopter comme ils font pour bien d'autres. De fil en aiguille, il a commencé à travailler au titre de journalier au somptueux cinéma «Le Colisée», et, compte tenu de son très jeune âge, à «faire un remplacement pour n'importe quoi, mais un n'importe quoi qui permettait d'être dans ce qui pourrait être qualifié de cheval de Troie non négligeable. Ensuite, obtenir la capacité à accomplir l'activité comme un ancien, un emploi attitré et faire partie de la famille. Enfin, commence non pas une activité mais une véritable épopée, en ce sens que le cinéma et ses métiers, c'est un peu tout comme ce qui se passe à l'écran... exaltant». Pour notre interlocuteur, il faut aimer le cinéma pour faire partie de la chaîne active au sein d'une salle. «Quand un opérateur rejoint la cabine de projection, c'est pour être au timon d'une machine qui est la salle et avoir la responsabilité sur des personnes qui sont les spectateurs. Avant de lancer, je fais une tournée intégrale des lieux, les orchestres, les balcons, l'arrière-scène, les lieux d'aise, je constate de visu l'affluence au dehors pour suivre enfin l'installation progressive du public. Parce que, une fois les lumières éteintes, la stabilité de la salle n'est plus que de ma responsabilité. C'est une véritable gestion de masse à laquelle je suis confronté. Le calme ou le désordre ne dépendent que des capacités de l'opérateur à bien gérer son activité. Il suffit qu'un film casse à hauteur d'une séquence importante pour que ça aille dans tous les sens dans la salle et même si, dans sa majeure partie, le public était des plus éduqués, il peut s'en trouver quelques individus qui se ‘‘vengent'' sur les équipements» Il ajoutera : «Or, de telles situations sont évitables pour qui prépare sa projection. Il est primordial de vérifier dès la prise de service, l'état du film à projeter. Chaque cabine dispose des équipements idoines pour vérifier toutes les bandes d'un film, les éventuelles cassures comme il est impératif de vérifier l'état des appareils eux-mêmes, leurs mécanismes, l'engrenage...» Et si une telle préparation n'est pas faite, quels en sont les risques ? «C'est vraiment exceptionnel mais, durant toute ma carrière, je ne me souviens pas d'avoir connu un opérateur qui néglige son travail. Mais si tant qu'il en ait pu exister, il arrive que c'est par souci de trop bien faire que certains brouillent les cartes. Exemple dans tout film, il y a un certain nombre de bobines. C'est selon sa longueur. A la fin de chacune d'elles, il y a un repère en haut à droite de la pellicule qui est d'ailleurs visible à l'écran et au sujet duquel des spectateurs non avertis dénoncent une coupure abusive du film. Il s'agit pourtant de repères essentiels placés 3 mètres auparavant à titre d'avertissement et moins d'un mètre pour signaler à l'opérateur de lancer d'une autre bobine. Et quelques-uns parmi nos collègues veulent tellement éviter ces repères conventionnels qu'ils en créent d'autres en y apportant des encoches qui ont pour conséquences malheureuses de mutiler le film, d'une part, et d'en réduire la durée, d'autre part, mais également de rendre incohérente sa trame. Ce qui peut être à l'origine de coups de gueule dans la salle et, ce faisant, d'attitudes prédatrices, que je qualifierai presque de légitimes, du public.» Ils ne sont plus nombreux aujourd'hui, quatre exactement, à être restés en activité pour une seule salle de répertoire (cinémathèque), laquelle est à l'arrêt depuis une dizaine d'années. Et alors ils se contentent d'y faire le... quart. Sans plus. Ce qui est certain, c'est qu'en l'absence de formation spécialisée et de relève, ils peuvent d'ores et déjà être considérés comme les derniers des Mohicans.