Photo : Riad Par Abdelkrim Harchaoui * Depuis la programmation de l'examen du projet de loi présenté par le gouvernement au niveau de l'Assemblée nationale, il y a eu de nombreuses réactions de la part des professionnels de la comptabilité et de certains universitaires qui ont exprimé leurs avis et leurs préoccupations, soit directement auprès de la Commission budget et finances de l'APN qui a organisé, à juste titre, des séances de concertation avec des professionnels et spécialistes en la matière, soit par voie de presse. L'opinion notera que l'essentiel des réactions à ce projet de loi s'est concentré sur les dispositions relatives à la structuration des professionnels à travers trois organisations, au lieu d'une seule comme c'était le cas jusqu'à maintenant, et sur celles relatives à la tutelle dont serait chargé le ministère des Finances sur ces professions. Ceci a failli occulter du débat d'autres aspects importants sur lesquels les dispositions projetées auront un impact certain. Cela concerne la formation et les stages de qualification pour les fonctions comptables et financières, le contrôle de qualité des travaux professionnels, les questions de normalisation, les conditions de prise en charge des IFRS et d'application du nouveau système financier et comptable, les responsabilités civiles et pénales des professionnels et, particulièrement des commissaires aux comptes face aux faits délictueux relevés dans l'accomplissement de leurs missions, le respect des règles de déontologie et les obligations des professionnels à l'égard de leur organisation, les relations entre la tenue et la gestion des comptes et les problèmes de détournement de ressources, d'abus de biens sociaux, de corruption, etc. Il convient aussi de ne pas oublier les considérations liées aux barèmes des prestations et honoraires, qui conditionnent la qualité des travaux professionnels et doivent tenir compte de l'étendue et de la complexité des responsabilités ainsi que de la disponibilité des professionnels à contribuer à la formation, à la prise en charge des stagiaires, à l'élaboration de notes d'analyses sur des sujets intéressant les fonctions et les techniques financières et comptables. Et, je ne pense pas avoir été exhaustif en énumérant tous ces domaines que le projet de loi est censé influencer directement ou indirectement. Au cours des travaux de la Commission budget et finances de l'APN et même lors des débats en réunion plénière, de nombreuses interventions de députés se sont attardées sur les sujets que je viens d'évoquer. De sérieuses inquiétudes ont été exprimées sur les questions de formation, de contrôle, de maîtrise des comptes et de la gestion des entreprises, de promotion des professions comptables et financières et de leur apport dans la conduite de nos entreprises, sur la transparence et la lutte contre les pratiques illicites, la corruption, etc. Enron, World.com et les autres En fait, je pense que les débats de l'Assemblée nationale, pour ceux qui les ont suivis, ont permis de mettre en relief de nombreuses préoccupations que le projet de loi se propose de prendre en charge. Mais, il demeure évident qu'aussi bien l'Etat que les professionnels ont une grande responsabilité dans ces domaines, à la fois importants et sensibles pour l'économie nationale, pour l'Etat et ses démembrements (administration fiscale et budget de l'Etat, Sécurité sociale ), les entreprises et les actionnaires, les gestionnaires, les tiers et partenaires (banques, fournisseurs, clients, salariés…). Donc, que chacun assume ses responsabilités. Il est temps de tirer les enseignements, aussi bien de notre propre expérience que de celle des autres pays pour améliorer nos systèmes de gestion, de contrôle et d'évaluation pour le bien de nos entreprises, pour leur efficacité et leur compétitivité, pour leur rentabilité et surtout pour mieux organiser leur stabilité et leurs perspectives, sans oublier les besoins de transparence, de clarté et de conformité dans la tenue et la gestion des comptes. Je voudrais saisir cette occasion que m'offre le quotidien la Tribune pour rappeler que le monde et, particulièrement les USA ont connu des scandales financiers et des faillites d'entreprises provoquées par des pratiques spéculatives et des fraudes dissimulées grâce à des falsifications comptables que les systèmes de contrôle interne et externe n'ont pas décelé ou signalé. A titre d'exemple, je citerai d'abord le cas d'Enron, entreprise américaine dans l'électricité et le gaz, classée 7ème aux USA avec 140 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel, qui s'est adonnée à des fraudes, de fausses déclarations, soutenues par des comptes masqués et agissant avec la complicité de banques et de grands cabinets d'expertise comptable et de commissariat aux comptes. Les dégâts provoqués par Enron, mise en faillite en 2001 en entraînant d'autres entreprises dans son sillage, avait défrayé la chronique : le cours de l'action est passé subitement de 90 dollars à 1 dollar ; plus de 5 000 salariés ont perdu leur emploi, des centaines de milliers d'épargnants et d'importants fonds de pensions ont tout perdu. Plusieurs banques et institutions financières et de grands cabinets avaient fait l'objet de poursuites judiciaires. World com., entreprise américaine également, spécialisée dans les télécommunications, a été à l'origine d'un autre scandale en recourant à des manipulations comptables. Cette société s'est rendue coupable de la plus grave fraude comptable de l'histoire des USA en enregistrant dans sa comptabilité en 2001-2002 des revenus fictifs pour un montant de 11 milliards de dollars. Sa mise en faillite a laissé derrière elle plus de 41 milliards de dollars de dettes. Aucun pays n'est à l'abri de ce genre de situations lorsque les systèmes comptables et de contrôle sont exposés à des manipulations et à des manœuvres frauduleuses lourdes de conséquences pour tous. C'était aussi le cas du groupe Khalifa dans notre pays, qui s'est permis de disposer des dépôts bancaires des entreprises et des ménages dans des conditions les plus floues et en ignorant totalement les règles élémentaires de gestion bancaire et du crédit. Selon les éléments d'analyse rendus publics à l'occasion du jugement de cette affaire qualifiée, à juste titre et par tous, de scandale financier, c'est plutôt l'absence de comptabilité et les dérogations accordées à cette société qui, malgré son incapacité de présenter ses comptes ou d'établir ses bilans et comptes de résultats, a été autorisée à continuer à exercer. Pourtant, la loi du 27 avril 1991 fait obligation aux commissaires aux comptes de signaler les faits délictueux au procureur de la République. Mais, en l'absence d'états comptables, de système et de procédure de gestion, est-il possible de déterminer les faits délictueux ? En fait, l'absence d'une comptabilité répondant aux critères de régularité et de conformité est en soi une grave infraction. J'ai tenu à évoquer ces exemples pour dire toute l'importance que revêt le projet de loi relatif aux professions d'expert-comptable, de commissaire aux comptes et de comptable agréé. Le projet de loi ne doit pas être considéré juste comme un dispositif juridique organisant des professions et fixant les conditions de leur exercice. C'est un dispositif qui a une portée multidimensionnelle et intègre les domaines juridique et organisationnel, technique, économique et financier, social… Le cadre juridique que propose le projet de loi consacre des liens importants et des responsabilités complexes au niveau de nombreuses fonctions d'organisation et de gestion de l'entreprise et de contrôle interne et externe.La bonne organisation des structures en charge de la gestion comptable et financière, leur capacité à assumer pleinement et parfaitement toutes leurs obligations légales, techniques, de gestion et de contrôle reposeront sur les aptitudes et les qualifications professionnelles de leurs personnels, auxquelles se joindront celles des experts-comptables et des commissaires aux comptes intervenant en tant que compétences externes dans des missions d'études, d'organisation, de conseils et de contrôle. Ainsi, la création d'un Institut d'enseignement spécialisé sous tutelle du ministère des Finances, la définition de règles applicables aux établissements de formation en comptabilité et les conditions de niveau et de diplômes pour l'accès aux trois catégories professionnelles devraient permettre de prendre en charge et de promouvoir sérieusement la formation et l'amélioration des qualifications professionnelles. Pourvu que les structures des ministères des Finances, de l'Enseignement supérieur et de la Formation professionnelle, ainsi que les spécialistes de la comptabilité et des finances s'impliquent sérieusement pour faire face aux besoins des entreprises en personnel spécialisé. Maîtrise des données Sur le plan de la conduite des entreprises, on notera que, si les critères de régularité et de conformité des opérations et des données comptables sont essentiels pour déterminer les résultats réels sur une période donnée, ces mêmes données comptables et ces mêmes résultats constituent des bases essentielles pour la gestion prévisionnelle et la programmation des actions futures de l'entreprise. La maîtrise de ces données et des méthodes d'évaluation et d'analyse des comptes est un facteur déterminant pour les prises de décision concernant les politiques de l'entreprise en matière de production, de prix, d'investissement, de financement…Les quelques aspects que je viens d'évoquer démontrent toute l'importance de la comptabilité et des professions comptables et leur nécessaire prise en charge efficiente pour le bien de nos entreprises et de notre économie. Le projet de loi redéfinit l'organisation des professionnels et réorganise les prérogatives en matière d'agrément pour l'exercice des professions, de contrôle de la qualité des travaux professionnels et de normalisation. Ce sont des domaines qui ont souffert pendant des années, soit des contradictions internes au conseil de l'Ordre des experts-comptables, des commissaires aux comptes et des comptables agréés, soit du simple abandon de ces missions par les structures qui en ont la charge, soit de l'absence de prérogatives légales pour organiser, le cas échéant, les interventions du ministère des Finances. Après une dizaine d'années de fonctionnement caractérisé par de nombreux problèmes et de sérieuses perturbations au sein de l'ordre, reconnus par les professionnels eux-mêmes, les pouvoirs publics se proposent de s'engager résolument dans l'assainissement de la situation et la remise en ordre des professions. Mais ceci ne peut se faire sans un engagement total des professionnels aux côtés des structures concernées du ministère des Finances. Pour ceux qui contestent les nouvelles prérogatives du ministère des Finances, je pense qu'ils doivent garder à l'esprit les problèmes vécus par leurs professions pendant de longues années, faute d'autorité pour organiser et assumer d'importantes responsabilités dans des domaines aussi sensibles que les systèmes comptables, la normalisation, le contrôle et l'expertise, le commissariat aux comptes, la formation et l'accès aux professions… Ces responsabilités s'appliquent à des fonctions et des missions légales, économiques et financières d'une telle importance qu'elles ne peuvent et ne doivent plus être ni abandonnées, ni diluées, ni obéir à une optique d'intérêts privés. C'est pourquoi, les choix et décisions seront, en vertu des nouvelles dispositions, assumés par l'Etat avec la participation des professionnels dans un cadre uridique délimitant clairement les attributions et les responsabilités de chacun. Le fait de consacrer par la loi trois organisations professionnelles distinctes, c'est-à-dire l'ordre des experts-comptables, la Chambre des commissaires aux comptes et l'organisation des comptables agréés, en lieu et place d'une seule organisation, semble, a priori, un choix judicieux pour dépasser les contraintes et conflits internes et maîtriser rapidement la situation en consolidant au sein de chacune des organisations les règles de fonctionnement, d'exercice de la profession et de discipline. Des défis à relever Enfin, je ne manquerai pas de souligner l'énorme responsabilité qui sera toujours à la charge de tous les professionnels de la comptabilité, qu'ils soient experts-comptables, commissaires aux comptes ou comptables agréés, dans le processus d'élévation des qualifications nationales, de promotion des professionnels dans un cadre de sérénité et d'éthique inscrivant en bonne place les valeurs apprises au même titre que les règles comptables élémentaires : la science – la conscience et la compétence. Il conviendrait de considérer le ministère des Finances comme un véritable partenaire des trois catégories professionnelles et de développer des liens de solidarité dans l'intérêt de tous. D'importants défis doivent être relevés par tous. En premier lieu, je rappellerai que, depuis le 1er janvier 2010, notre pays applique un nouveau système comptable et financier qu'il faut absolument réussir. Tous les professionnels et spécialistes universitaires ainsi que les services du ministère des Finances doivent se mobiliser pleinement et de façon solidaire pour expliquer, superviser et veiller à une bonne application du nouveau système. Il s'agira d'assurer la cohérence des plans comptables sectoriels et de s'engager résolument dans un processus d'innovation en veillant, notamment, à la cohérence de notre système comptable avec les I.F.R.S. (Normes internationales d'informations financières), en vue d'améliorer la clarté et la présentation des états financiers. Ceci contribuera, incontestablement, à faciliter la compréhension des comptes, de la gestion et des réalités. L'amélioration de l'information comptable facilitera pour tous l'analyse et les comparaisons nationales et internationales et permettra d'assurer de meilleures conditions pour la stabilité et la sécurité financière de nos entreprises et de notre économie. Je pense que des objectifs aussi nobles que ceux qui consistent à améliorer l'efficacité de notre système de formation, à maîtriser l'accès aux professions concernées, à réussir l'application du nouveau système comptable et financier, à prendre en charge la normalisation, à ériger l'éthique au sein des trois organisations professionnelles en une règle fondamentale dans les comportements et les pratiques, à mener des programmes et des actions concertés entre les structures de l'Etat et les professionnels pour réussir les réformes et transformations projetées méritent que chacun laisse de côté ses préoccupations personnelles ou de groupe et se mobilise pour participer à ce programme. Je suis personnellement convaincu que tout va rentrer dans l'ordre rapidement, dans l'intérêt de tous. A. H. * Député, ex-ministre des Finances