Jane Lipman a quitté précipitamment l'Afrique du Sud quand elle était bébé, en 1963, lorsque ses parents ont fui vers Londres. Les parents de Jane, blancs, étaient militants (combattants serait plus exact) de l'African National Congress (ANC). Ils sont rapidement devenus des cibles du régime répressif. Ils ont combattu l'apartheid avec des mots, avec des actions politiques, mais aussi avec des bombes. Nul doute que la famille Lipman aurait été éliminée, comme tant d'autres, si elle était restée à Johannesburg. Jane Lipman, devenue jeune adulte, est retournée brièvement en Afrique du Sud en 1976. Elle y est restée 10 mois, à aider les Noirs opprimés et démunis. Elle a été suivie par des agents du régime. Elle a été violée deux fois. Elle a été révoltée, comme ses parents deux décennies plus tôt, par l'apartheid. Elle a compris à ce moment qu'elle voulait se battre pour les pauvres des townships. C'est la principale raison pour laquelle elle est revenue définitivement dans son pays natal, en 1997, après avoir vécu à Londres et à Toronto. Elle habite maintenant à Johannesburg avec son fils de 12 ans. Ses parents, âgés de plus de 80 ans, sont revenus aussi il y a quelques années. Pourtant, Jane avait, comme elle le dit elle-même, «une belle vie à Toronto», où elle a travaillé pendant 10 ans pour la télévision de CBC, notamment à l'émission The Journal de feu Barbara Frum. Une ville paisible et sûre, un bon réseau d'amis, une bonne paye et une riche carrière… Le retour n'a pas été facile. Et, 13 ans plus tard, ça ne l'est toujours pas. Malgré la libération des Noirs, le combat de ses parents puis, plus tard, le sien, malgré la nouvelle ère de démocratie, malgré la transformation de son pays, les choses ne changent pas assez vite pour Jane. Pis, certaines choses ne changent pas, point. Jane Lipman adore son pays, mais elle est amèrement déçue par ce qu'elle voit tous les jours. Plus que déçue, en fait. Elle est en colère. «Bien sûr que je suis fâchée, m'a-t-elle répondu avec émotion quand je lui ai dit que je sentais de la colère dans son témoignage. Ça me fâche, toute cette pauvreté, toutes ces inégalités criantes, les pauvres de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, les ravages du sida, le taux de chômage à 40%, tous ces gens qui ne profitent pas de l'économie, bien sûr que ça me fâche. Ça m'enrage, même. Tu ne trouves pas ça enrageant, toi ?» Il existe encore un mur entre les Noirs et les Blancs, en Afrique du Sud, selon Jane Lipman. Moins évident qu'avant, mais toujours présent. «Tous les jours, à l'école de mon fils, je rencontre des parents blancs qui n'ont jamais mis les pieds dans un township et qui vivent ici depuis toujours», déplore-t-elle. L'inaction du gouvernement et la corruption galopante enragent aussi cette femme passionnée. Jane a l'impression accablante que l'on est train d'annihiler la bataille de ses parents et de tous ceux qui ont mené la lutte, The Struggle, comme on dit ici. «Mes parents et leurs compagnons de combat sont tellement déçus, dit-elle. Toutes ces luttes, tous ces sacrifices, ces morts, ces exils, ces familles brisées, tout ça pour que l'ANC prenne le pouvoir et se montre aussi cupide ? Ça ne peut pas être seulement pour l'argent, pour le pouvoir ?» Sur la terrasse du restaurant où j'ai rencontré Jane, les silences étaient parfois aussi longs que les réponses. Et aussi éloquents. Visiblement, on ne sort pas indemne d'une telle expérience familiale. Jane est revenue notamment parce qu'elle a le sentiment de devoir «continuer le travail» commencé par ses parents. Cela dit, la guerre qu'ils ont menée a aussi laissé des cicatrices. Elle avoue d'ailleurs avoir des «choses à régler» avec eux. Par pudeur, je ne me suis pas aventuré de ce côté-là, mais nous avons parlé de la lutte de ses parents… et de ses effets sur la famille. «Nos parents, dit Jane en parlant des enfants du Struggle, se sont battus pour la bonne cause et ils avaient raison, mais de telles batailles laissent nécessairement des traces. Il y a eu l'exil, le danger, les menaces, les meurtres, les bombes… Nos parents ont fait des choix. Personne ne raconte jamais l'histoire des enfants des militants anti-apartheid de cette époque…» Jane essaye de comprendre avec sa caméra. Dans ses documentaires, elle explore le processus de réconciliation, notamment en racontant l'histoire d'anciens tortionnaires blancs repentants. Elle montre aussi de petits miracles en Afrique du Sud (on peut voir certains de ces documentaires sur cbc.ca). Comme beaucoup d'autres Sud-Africains interrogés ces derniers jours, Jane Lipman se questionne aussi sur les raisons de la violence hallucinante qui règne dans son pays. Il y a beaucoup de crimes en Afrique du Sud, c'est bien connu. Les braquages de domicile, en particulier, ont augmenté de 180% depuis l'an dernier. Mais c'est surtout la violence de ces crimes qui frappe. «Pourquoi toute cette rage ? Est-ce à cause de la frustration, de la colère d'une partie de la population laissée pour compte ? demande-t-elle. Je ne sais pas. C'est troublant.» Bonne nouvelle, toutefois, la criminalité est en forte baisse depuis le début du Mondial. Selon la police, cela s'explique tout simplement par le fait que les criminels sont occupés à suivre le soccer ! Mais cette violence reviendra. Elle ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Pas plus que les cicatrices à l'âme des enfants des combattants de l'ANC. V. M. In le quotidien la Presse du 2 juillet 2010