Loin des caméras, la République démocratique du Congo est sans doute le théâtre de l'un des pires drames de notre temps. Selon plusieurs ONG, c'est le conflit qui a fait le plus de victimes depuis la Seconde Guerre mondiale. L'une d'elles, International Rescue Commitee, avance le chiffre terrifiant de 3,8 millions de Congolais ayant péri entre avril 1994 et avril 2004.Pourquoi ces crimes restent-ils impunis ? La diffusion par la BBC et la publication par le Monde, le 27 août dernier, d'extraits d'un rapport en cours d'achèvement des Nations unies soulèvent le débat. Ce document du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme porte sur les massacres commis au Congo entre 1994 et 2004. Il estime que «les attaques systématiques et généralisées [contre les Hutu réfugiés en RDC] révèlent plusieurs éléments accablants qui, s'ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide».Le texte de l'ONU parle de «crime contre l'humanité, crime de guerre, voire de génocide». Les auteurs du rapport ajoutent : «L'usage extensif d'armes blanches (principalement des marteaux) et les massacres systématiques de survivants après la prise des camps démontrent que les nombreux décès ne sont pas imputables aux aléas de la guerre. Parmi les victimes, il y avait une majorité d'enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades.» Les auteurs de cette enquête répertorient des massacres commis notamment par l'APR (Armée patriotique rwandaise), soutenue par son alliée congolaise, l'AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo), le mouvement armé de Laurent Désiré Kabila qui a pris le pouvoir à Kinshasa en 1997.Les récits des exactions sont accablants : «Le 29 octobre 1996, des éléments de l'AFDL/APR/FAB [Forces armées burundaises] ont tué environ 200 réfugiés de sexe masculin […] dans le village de Luberizi (est du Congo). Les victimes faisaient partie d'un groupe de réfugiés à qui les militaires avaient fait croire qu'ils devaient se regrouper en vue d'être rapatriés au Rwanda. Les militaires ont séparé les hommes du reste du groupe et les ont tués à coup de baïonnettes ou par balles. Les corps ont ensuite été enterrés dans des fosses communes [près] de l'église.» La divulgation par les médias d'extraits de ce rapport a provoqué la colère des autorités rwandaises. Kigali s'insurge notamment contre l'utilisation du terme génocide pour qualifier les massacres. Afin d'empêcher la divulgation de ce texte de 600 pages, le régime rwandais aurait menacé de retirer ses troupes participant à des missions de maintien de la paix au Darfour - plus de 3 000 hommes -. Bien embarrassée par cette affaire, l'ONU affirme qu'il ne s'agissait pas de la version finale du rapport.Quoi qu'il en soit, c'est un signe des temps. «Le régime de Kigali a longtemps été intouchable du fait du génocide rwandais - Il a fait 800 000 victimes en 1994-, des Tutsi et des Hutu modérés. Mais, maintenant, les Nations unies osent enfin critiquer Kigali. Les Rwandais vont enfin devoir rendre des comptes pour tous les crimes qu'ils ont commis dans notre pays», se félicite Alain Basongo, homme d'affaires dans l'est de la RDC. Le régime de Paul Kagamé, au pouvoir depuis 1994, est de plus en plus isolé. Malgré sa récente réélection en août dernier avec plus de 90% des suffrages, le président rwandais possède une légitimité des plus faibles. Même ses alliés -Londres et Washington- sont embarrassés par la dérive de son régime. Des proches du président Kagamé ont fait défection. Réfugiés en Afrique du Sud, ils appellent à résister à celui qu'ils qualifient désormais de «dictateur». Pretoria offre l'asile à ses dissidents. Car le régime de Kigali n'hésite pas à éliminer physiquement les hommes politiques, les journalistes ou des militaires qui le dérangent. Mais les Rwandais et leurs alliés congolais ne sont pas seuls à être montrés du doigt par ce rapport. L'armée angolaise est, elle aussi, accusée d'avoir commis des crimes : elle aurait notamment éliminé en RDC des hommes suspectés d'être proches des indépendantistes de Cabinda.Le rapport des Nations unies proclame «la nécessité de créer de nouveaux mécanismes pour briser le cercle de l'impunité». Vaste programme… Lorsqu'on sait que la RDC est un territoire vaste comme l'Europe de l'Ouest où les forces de l'ordre exercent un contrôle tout théorique du pays. D'ailleurs, les «forces de l'ordre» sont souvent considérées par les Congolais comme les principaux fauteurs de «désordres». «L'armée congolaise n'a jamais voulu combattre les Rwandais. Les soldats sont bien trop occupés à violer des femmes, à voler et à tuer les civils», explique, désabusé, Barthélemy, un instituteur kinois. Joseph Kabila, le chef de l'Etat, ne semble pas non plus avoir fait du respect des droits de l'Homme son absolue priorité. «Nous sommes obligés de faire très attention à ce que nous disons et à ce que nous écrivons. Des journalistes sont régulièrement tués. De même que des militants des droits de l'Homme ou des opposants», explique sous le couvert de l'anonymat un reporter du Potentiel, le principal quotidien kinois. Un climat de terreur règne à Kinshasa. Le Président et son entourage font peur.Le reste du personnel politique congolais n'est guère plus enthousiasmant. Le principal opposant à Joseph Kabila, Jean-Pierre Bemba, son rival lors du deuxième tour de la présidentielle de 2006, est détenu aux Pays-Bas. Il attend son jugement par la Cour pénale internationale pour… crimes contre l'humanité. Il sera jugé pour les exactions que sa milice aurait commises en République centrafricaine entre 2002 et 2003. Une impressionnante série de meurtres et de viols. En RDC, les troupes de Bemba sont aussi accusées d'avoir mangé des Pygmées. Et même d'avoir forcé des Pygmées à manger leurs parents.Malheureusement, l'incarcération de Jean-Pierre Bemba n'a pas mis fin au cycle de violences. Bien des Kinois s'indignent d'ailleurs de sa détention. «Pourquoi lui ? Et pas Joseph Kabila. Le Président a fait tuer beaucoup plus de gens», s'emporte un journaliste de Radio Okapi, le principal média du pays. Plusieurs journalistes de cette radio sont d'ailleurs décédés dans des circonstances non élucidées.Bien sûr, ce pays de près de 70 millions d'habitants compte nombre d'intellectuels de qualité. Mais les «seigneurs de la guerre», qui pillent la RDC -qualifiée de scandale géologique tant ses richesses sont grandes- sont-ils prêts à les laisser accéder au pouvoir ? Rien n'est moins sûr. La RDC est dans un tel état de déliquescence que les troupes de l'ONU ont le plus grand mal à empêcher les massacres… même ceux qui se passent à deux pas de leurs locaux. L'écrivain britannique John Le Carré s'est rendu au Congo pour essayer d'appréhender l'ampleur du drame. Le Carré a demandé à un officier de l'ONU ce que feraient les Casques bleus s'ils étaient témoins d'un grand massacre, celui-ci a répondu tout de go : «On se barre !»Les massacres et les viols font encore partie du quotidien des Congolais. Pour rétablir un semblant de paix dans ce «pays continent», il ne suffira pas de faire juger les «bourreaux de la précédente décennie. Comme le note un Kinois écœuré : C'est l'un des rares domaines où l'on ne souffre jamais de pénurie. D'autres bourreaux sont déjà à l'œuvre». P. M. * In slate.fr