Ce n'est pas la fin de l'Histoire et du dernier Homme comme le prophétisait Francis Fukuyama, plutôt cassandre que visionnaire. Dans le monde arabe, celle-ci a plutôt tendance à commencer. Ou à recommencer avec l'éveil des consciences et la mort officielle des consensus postindépendances, construits sur la légitimité historique, nationaliste, monarchique ou religieuse, selon la nature des régimes qui ont succédé à l'ordre colonial. A Tunis et au Caire, hier, à Tripoli, Sanaa, Manama, aujourd'hui, et, demain, à Rabat, Alger, Amman, à Baghdad et sous tous les cieux politiques arabes, les masses juvéniles se réveillent brutalement et s'éveillent à la citoyenneté. Dans la douleur et le sang, les foules déterminées disent simplement que l'histoire politique doit être désormais normée par la démocratie. Que le nouvel ordre démocratique doit être fondé sur les droits de l'Homme et l'économie de marché libérale mais socialement équitable. Dans le feu des événements rythmés parfois par le staccato des mitraillettes, la rue, vocable philosophique et signifiant politique, affirme que la démocratie, synonyme de liberté et de dignité, est devenue la norme même pour ceux qui s'y opposent, tels les islamistes qui la prennent désormais pour une référence suprême, un horizon indépassable. On l'a vu avec les Frères musulmans égyptiens et avec leurs homologues tunisiens qui veulent participer à la vie démocratique de la cité. Les temps changent et le monde arabe ne fait plus exception. Longtemps à l'écart des bouleversements démocratiques qui ont changé le visage de l'Europe de l'Est et de l'Amérique latine, où les dictatures militaires et communistes ont cédé la place à des régimes libéraux, le monde arabe ne pouvait demeurer ce glacis autoritaire formé après les indépendances. Ici et là et demain ailleurs, l'autoritarisme arabe, qui sent le pétrole et porte barbe, gandoura, casquette militaire ou costume gris anthracite, vit son dernier quart d'heure. Après le nationalisme aux couleurs du socialisme, du nassérisme et du bâathisme, c'est au tour de l'autoritarisme, sous toutes ses formes, de s'écrouler. Dans les rues du Caire, de Tunis, de Benghazi, de Sanaa et, demain, d'Alger, de Rabat et de Damas, les masses arabes montrent que la science politique pose sous les semelles des manifestants la question du meilleur régime ou du moins mauvais possible pour les peuples arabes. C'est-à-dire la démocratie, devise forte valable pour tous les peuples et pas seulement pour les Occidentaux. Parfois sous le poids des matraques policières ou sous les balles des kalachnikovs de régimes militaires ou monarchiques, les peuples arabes ne font pas appel à l'étranger, à l'islamisme, ni même à l'islam tout court pour justifier leur ardente aspiration à la démocratie. Ils veulent simplement être reconnus dans leur dignité d'hommes et de femmes et exigent des gouvernants compétents et vertueux. Ils demandent écoute et respect. Ils revendiquent la justice. Ils clament qu'ils ne sont pas des tubes digestifs à remplir ou des sexes frustrés à satisfaire. Et quand ils ont faim, ils appellent à la liberté qui leur permettra de le crier haut et fort, comme l'écrivait au crépuscule de sa vie le vieux militant nationaliste algérien Ferhat Abbas dans Demain il fera jour. Ils affirment que l'Etat de droit et les droits de l'Homme doivent définir les limites du pouvoir souverain. Ils montrent à la face du monde qu'il n'y a désormais de légitimité que celle du choix souverain et libre des peuples. De même que la rue est aujourd'hui le cimetière de la légitimité historique, nationaliste ou monarchique même quand elle porte des habits présidentiels. Les Etats-Unis et l'Europe avaient besoin, hier, de régimes autoritaires pour assurer la stabilité politique nécessaire à la défense de leurs intérêts, notamment leur sécurité énergétique. A présent, dans le sillage de révolutions populaires, dont le moteur est à explosion juvénile, l'Occident découvre que seuls des régimes à légitimité démocratique peuvent garantir cette stabilité. Il s'aperçoit aussi que l'évolution démocratique du monde arabe s'effectue sans son concours censé, comme naguère en Irak, créer un cercle démocratique vertueux, tracé par les chenilles des chars et les bombes des bombardiers. Le désir de démocratie dans le monde arabe et, au-delà, en terre d'islam, montre que la liberté, ici comme ailleurs, est un surgissement, une création, une naissance. Il récuse admirablement la pensée déterministe occidentale, mortifère à plus d'un titre, qui veut que le monde arabe demeure inéligible à la construction d'une démocratie. Un nouvel ordre de liberté dont il faut certes analyser, au cas par cas, les conditions d'établissement et l'état d'avancement des cultures et des économies. Il y aura des luttes acharnées et des contradictions qui s'exprimeront, parfois dans la violence, parfois dans le débat. Mais désormais, dans tous les cas de figure, ce seront les masses, libérées des tutelles politiques, religieuses et de tout autre magistère d'influence, qui modèleront un monde arabe plus paisible, plus prospère et plus démocratique. C'est la loi du genre. Ce n'est plus une exception. N. K.