Signataire avec les islamistes du Contrat de Rome (1995), Hocine Aït Ahmed, leader historique d'un parti séculier, a appelé récemment les dirigeants de l'ex-FIS à reconnaître leur responsabilité dans «le malheur de l'Algérie [qui] n'aurait pas été si sanglant […] si le choix de l'exclusion et de la violence n'avait été que le fait du pouvoir». C'est la première fois que l'auteur de la devise «ni Etat intégriste ni Etat policier» invite les fondamentalistes et les épigones algériens des Frères musulmans à effectuer leur autocritique et leur aggiornamento politique. Plus précisément, il leur demande de reformuler la place du sacré en politique. D'opérer en somme leur rupture épistémologique au moment où la révolution post-islamiste en cours dans le monde arabe valide leur échec historique. En Algérie comme dans d'autres Etats du Maghreb et du Machreq, les Frères n'ont pas de perspective historique. Les vents de la démocratie ne gonflent pas leurs kamis. En Algérie, les salafistes de tout poil, regroupés sous le turban du Front islamique du salut, n'avaient jamais admis leur part de responsabilité dans l'usage de la violence comme moyen de parvenir au pouvoir. Objet d'une réelle manipulation du pouvoir qui a instrumentalisé le «péril vert» pour se maintenir, ils ont parfois fourni l'armement doctrinal et les munitions religieuses à la violence nihiliste des groupes islamistes armés. Interdits d'exercice politique par le régime, en 1992, ils se sont complu depuis dans une posture victimaire systématique, refusant d'assumer leur part de responsabilité dans la «tragédie nationale». La répression dont ils ont été victimes, parfois disproportionnée, il est vrai, a servi de prétexte commode au refus de faire la moindre autocritique. A fortiori d'effectuer un examen de conscience salutaire et admettre que la réislamisation de la société, par le prêche et le sabre, a procédé d'une idéologie qui n'a rien à offrir aux nouvelles générations cherchant de nouveaux modèles pour vivre leur foi dans un univers de liberté plus ouvert sur le monde. Les soulèvements populaires en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye et ailleurs dans le monde arabe, où ils ont une forme moins radicale, ont révélé que les islamistes ne chapeautent pas le mouvement, ne sont pas en embuscade et ne sont pas prêts à prendre le pouvoir. Quand ils ne sont pas discrets, ils font preuve d'un étonnant pragmatisme comme c'est le cas en Egypte où ils participent activement à l'institutionnalisation de la démocratie. L'Algérie n'échappe pas à la règle. Depuis les émeutes sociales du mois de janvier à Alger et dans une vingtaine de wilayas, les anciens dirigeants du FIS se sont montrés d'une grande discrétion. Même un Ali Belhadj, imam politique emblématique qui électrisait les foules hier, peine à se faire entendre aujourd'hui. A sa décharge, il était marqué au ras du manteau par des policiers omniprésents qui l'arrêtaient à chacune de ses apparitions publiques. Mais, on l'a observé, bien que, libre de ses mouvements dans des quartiers populaires d'Alger, il suscitât à peine la curiosité des jeunes dont certains n'étaient pas encore nés lorsque l'ex-prédicateur se frayait un chemin en politique. A Alger, à Tunis, au Caire, à Sanaa et à Amman, les jeunes révolutionnaires ne s'intéressent pas à l'idéologie. Leurs slogans sont tous pragmatiques et concrets (dégage», «èrhal», «échaab yourid isskat énnidam») ; ils ne font pas appel à l'islam comme leurs prédécesseurs le faisaient en Algérie à la fin des années 1980. Ils expriment exclusivement une demande de démocratie, de dignité et de respect. Cela ne signifie pas qu'ils sont laïques, mais simplement qu'ils ne voient pas dans l'islam une idéologie politique en mesure de leur donner une vie meilleure. Ils sont dans un espace politique séculier sans passer par la médiation des partis politiques traditionnels, interdits ou véritablement discrédités. La génération qui proteste, éduquée et ayant accès aux technologies de l'information et de la communication, est connectée en réseaux d'individus à individus qui échangent des informations et des idées dans le village global de l'Internet. Ils ne sont pas fascinés par les régimes islamistes (Iran, Arabie saoudite, monarchies pétrolières du Golfe…) perçus comme des dictatures implacables. Ils savent aussi que les républiques autoritaristes arabes sont des dictatures plus ou moins dures. Leur mouvement est en quelque sorte laïque dans le sens où ne mélange pas religion et politique. Cette sécularisation s'effectue paradoxalement à un moment où le sentiment religieux s'est accru, alors que la pratique religieuse s'est individualisée. Disciple de Malek Bennabi, penseur de la modernité islamique, et auteur de l'Islam sans les islamistes, Noureddine Boukrouh souligne à ce sujet que les peuples arabes «ont enfin accédé à l'âge politique, à l'âge des idées». Sous l'impulsion révolutionnaire d'une avant-garde juvénile loin de l'idéologie sans être apolitique, les sociétés arabes, hier magma informe de «ghachi», selon un ancien vocable boukrouhien, sont désormais un peuple de citoyens. Ces générations ont «transformé une poussière d'individus interconnectés en société, la rue en opinion et les habitants (‘'ghachi'') en peuple». Sous l'effet euphorisant de l'émotion légitime, Noureddine Boukrouh y voit «une révolution de l'esprit qu'il ne nous a pas été donné de voir en terre arabo-islamique depuis la révélation du Coran !» Il a raison, l'ami Noureddine : Dieu, Clément et Miséricordieux, est le Premier et le plus Grand des démocrates ! Pour autant, les islamistes n'ont pas disparu mais ont plutôt changé. Les plus radicaux ont quitté la scène pour le djihad international transposé dans les immensités de l'Afrique subsaharienne, au Pakistan ou dans les montagnes afghanes. Leur djihad global, portant le label Aqmi, n'a plus rien à voir avec l'objectif de créer l'Etat islamique mythique et la Cité vertueuse rêvée. Il est complètement déconnecté des mouvements sociaux et des luttes politiques nationales. Il recrute très peu, et quand il le fait, il attire de jeunes djihadistes déterritorialisés, sans base sociale, qui ont tout coupé avec leur voisinage et leur famille, selon le spécialiste français Olivier Roy. Les islamistes légalistes, qui ont pignon sur rue, des sièges au parlement et des portefeuilles au gouvernement, ont appris à travailler avec d'autres forces politiques et ont surtout tiré des leçons du modèle turc. A savoir que Recep Erdogan et le parti AKP ont pu concilier démocratie et islam, acquis la culture de la victoire électorale, assuré le développement économique et l'indépendance nationale, ainsi que la promotion de valeurs modernes qui font rimer modernité et authenticité. A l'image de la démocratie chrétienne européenne, les islamistes turcs ont montré que l'islam peut être soluble dans le verre de la démocratie. Conservateurs dans les mœurs, ils sont tolérants en politique et libéraux en économie. Ils sont poussés à la conciliation et au compromis. En Tunisie comme en Egypte, les islamistes veulent être des acteurs du jeu démocratique, seul garant de leur existence. Dans notre pays, à l'instar du reste du monde arabe, les islamistes vont devoir composer avec une demande croissante qui ne s'arrête pas au droit d'avoir des députés au Parlement et des ministres au gouvernement. A l'image de leurs coreligionnaires turcs, ils vont devoir penser l'islam dans la modernité et non plus la récuser, bref, repenser leur conception des rapports de la religion avec la politique. Exactement ce que leur demande Hocine Aït Ahmed dans «Pour une alternative démocratique et pacifique», son récent message au peuple algérien. N. K.