Photo : S. Zoheir Pendant qu'une partie, composée essentiellement des plus âgés, patiente et attend avec beaucoup d'espoir les futures élections prévues en juillet, l'autre, constituée des plus jeunes, s'impatiente pour cueillir les «fruits» de cette révolution au prix de 300 morts. Au cœur de la capitale tunisoise, l'avenue Habib Bourguiba témoigne de ce qu'a vécu le pays depuis le 17 décembre et qui a été sanctionné, le 17 janvier dernier, par le départ de l'ex-président Ben Ali, dont le peuple ne retiendra que le dictature et la spoliation de ses richesses. A l'entrée de cette avenue, des chars militaires sont en position de stationnement. Des fils barbelés séparent la zone militarisée du reste de l'avenue, agrémentée comme de coutume par des terrasses de café et autres salons de thé pris d'assaut par une clientèle majoritairement locale.Outre les militaires, des éléments de la Garde nationale et de la police nationale - relevant du ministère de la Défense pour les premiers et du ministère de l'Intérieur pour les seconds, sont positionnés dans ce quartier résidentiel pour «protéger les biens privés et publics». Cette présence illustre en fait la délicatesse de cette période de transition, laquelle doit prendre fin avec l'élection, le 24 juillet prochain, de l'Assemblée nationale constituante tunisienne. Car, avec l'amoindrissement du rôle de la «police politique» qui avait si longtemps symbolisé le régime autoritaire du président déchu, certaines pratiques négatives qui avaient disparu du paysage tunisien sous l'ère Ben Ali sont réapparues.Aussi, même si le calme est revenu dans le pays avec l'arrêt des émeutes, les Tunisois et certains habitants des localités les plus enclavées et déshéritées attendent vivement la fin de cette période de transition pour y voir plus clair. «C'est une période cruciale qui verra soit l'amélioration de la situation, soit son enlisement», pensent beaucoup de citoyens. Quelques-uns s'interrogent sur ce que réserve l'avenir, s'inquiètent de ne plus retrouver la Tunisie d'hier, du moins pour ce qu'elle avait de plus positif en elle. A présent que les langues se délient et que l'on ose dire ce que l'on pense, les débats sont spontanément lancés dans les lieux publics, de même que les Tunisiens recouvrent le droit de grèves. Aussi, a-t-on l'impression d'une nouvelle Tunisie qui bouge et qui veut se construire sur de nouvelles bases. Une Tunisie qui a aussi peur de perdre ses acquis et de sombrer dans l'obscurantisme. «Nous ne sommes pas préoccupés par rapport à cela, car même si nous avons des islamistes, ils ne sont pas extrémistes et respectent les libertés des autres», dira un jeune rencontré au boulevard Habib Bourguiba, tandis qu'un autre l'interrompt pour le contredire : «Personne ne peut prédire de quoi sera fait demain.» Dans ce lieu précisément, se tenait un rassemblement devant le siége du Théâtre national. Il s'agit de quelques citoyens qui veulent en découdre avec tous les noms qui renvoient à ce passé qu'ils entendent à tout prix effacer, à l'instar de l'actuel ministre de l'Intérieur. Pour certains jeunes, la révolution n'est pas encore achevée et doit conduire «dans l'immédiat» à de meilleures perspectives pour eux. Aussi, sont-ils parfois accostés par les aînés qui leur expliquent que le changement ne se fera pas «du jour au lendemain». C'est toute cette situation d'incertitude, d'attente et d'interrogation qui fera dire au ministre tunisien du Tourisme et du commerce, Mehdi Houas, que la sécurité est de retour mais que le principal défi consiste à retrouver la sérénité. Lors d'une rencontre avec des journalistes algériens, ce dernier avait misé sur le retour des touristes algériens en vue de contribuer à la relance du secteur qu'il dirige depuis peu. Monastir, une autre belle station balnéaire remise au goût du jour depuis les événements. C'est que cette coquette ville a vu naître le prédécesseur de Ben Ali, Habib Bourguiba, redevenu le «bien-aimé» de la population et dont on ne cesse d'énumérer les réalisations et les bienfaits au profit de son peuple. Pour le directeur gérant de l'une des plus importantes structures hôtelières, le Royal Thalassa, la situation est loin d'être catastrophique. «Le Tunisien est citoyen. Pour preuve, il ne s'est attaqué à aucune infrastructure privée ni même publique, hormis ce qui représentait l'Etat et l'ancien régime. Depuis le 14 janvier, le Tunisien se cherche dans tous les domaines et c'est l'avenir qui dira comment il va tracer sa voie. Le calme est revenu, mais les grèves sont inévitables. Alors il faut maintenant considérer la Tunisie autrement, c'est-à-dire tel un pays normal», explique M. Selim. Pour ce dernier, les répercussions de la «révolution du Jasmin» ne doivent en aucun cas renvoyer une image négative du pays à l'étranger, sinon les conséquences pourraient être néfastes, notamment sur l'activité touristique. Après l'abandon des lieux par les touristes étrangers, notre interlocuteur se réjouit du retour, quoique timide, des Français et des Anglais, en attendant, espère-t-il, celui des Algériens, notamment pendant la saison estivale. Car, comme il le soulignera, «on ne peut pas se passer d'eux». Au moment de notre visite, l'hôtel avait reçu 90 clients alors qu'il en comptait entre 400 et 500 à la même période. La mise en congé d'environ 15 à 20% de l'effectif de la structure était inévitable. «Un ami a dû fermer 20 hôtels sur les 18 qu'il possède», avouera notre interlocuteur. Tablant sur l'atout d'un panorama des plus idylliques qu'offre l'hôtel, son directeur n'envisage pas de revoir à la baisse les tarifs eu égard au niveau de l'établissement, fréquenté essentiellement par des hommes d'affaires et une catégorie de clients aisés. Mais la carte maîtresse du Thalassa réside précisément dans ce qu'il offre en matière de soins et de cures thermales et des prestations d'esthétisme grâce à l'inauguration, en été dernier, d'un centre des plus modernes et aux normes internationales, ce qui le hisse au premier rang des établissements de thalasso à l'échelle africaine.Dans la Casbah de Tunis, au bout de l'avenue Habib- Bourguiba, Mohamed, la soixantaine, épie la moindre rentrée dans son magasin où sont achalandés des articles de tannerie. Il est plutôt optimiste quant à l'avenir proche, dès lors que le gouvernement actuel cédera la place à celui qui sera élu en juillet. «Je vous assure que je n'ai jamais voté de ma vie, ni du temps de Bourguiba ni de celui de Ben Ali mais cette fois-ci, il en sera tout autrement.» Qu'ils soient désillusionnés ou plus optimistes par rapport aux prochaines échéances, les Tunisiens sont face à leur avenir et s'apprêtent à vivre dans les mois à venir une page cruciale de leur histoire…