Les révoltes populaires arabes, résultat d'un mouvement de tectonique, ont produit déjà quelques effets heureux, au-delà même de la chute immédiate de quelques satrapes que le ridicule aurait bien fini par achever. La première conséquence, de dimension historique et d'essence philosophique, est l'arbitrage en faveur de la dignité, de la modernité et de la démocratie. A Tunis, Le Caire, Sanaa, Homs, Rabat et sous d'autres cieux de dictature arabe, les peuples se sont mis en marche contre les autocrates en scandant, comme chacun ne l'eut pas juré, «liberté, démocratie». Si les masses arabes n'ont pas perdu foi en Allah, elles ont en revanche abjuré tous les saints tutélaires et, du coup, tué Oussama Ben Laden bien avant que des balles américaines ne signent biologiquement son acte de décès symbolique dans un trou à rats pakistanais. Ce n'est pas encore la fin de l'Histoire mais, pour reprendre l'islamologue Gilles Keppel, la conception eschatologique du temps, organisée par l'intégrisme autour de l'accomplissement de la Cité vertueuse, en a pris un sacré coup. Les dictatures politiques aussi. Et nous, comme si on ne le savait pas trop, découvrions alors que le monde arabe, avec ses monarques et ses princes de droit divin, ses présidents monarchiques, ses islamistes de tout poil et ses dictateurs de tout volume, est un espace de peuples sans démocratie et de dictatures sans peuples. Et comme un fleuve est une accumulation de gouttes, les despotes de l'aire arabo-musulmane ont compris qu'ils n'ont plus rien à attendre de l'avenir, qu'ils n'ont plus d'avenir du tout, quand bien même les blindés et le pétrole leur accorderaient quelque sursis. Et si le succès, au moins provisoire, de la contre-révolution est toujours possible, ces ploutocrates en djellaba, en uniforme ou en complet-cravate, auront au moins appris à écouter un peu plus leurs peuples. A comprendre qu'il était temps de méditer sous un jour nouveau les vertus politiques du «cheveu de Mouâouiya», le super-calife qui savait par simple bon sens lâcher du lest quand les siens, ses sujets, avaient des motifs d'insatisfaction. En Egypte, par exemple, les anciens sujets du Pharaon, devenus citoyens sur la place Ettahrir, l'ont déjà envoyé devant des juges désormais plus libres. La place Ettahrir, espace de catharsis démocratique, aura également exercé son magistère d'influence sur plan diplomatique. Encore tenue de respecter les Accords de Camp David, la direction militaire de transition a fini par ouvrir le Passage de Rafah, unique voie d'oxygénation de la Bande de Gaza, que les fêlons du Caire s'obstinaient à obstruer, en y enterrant leur âme, au bénéfice de l'oppresseur du peuple palestinien. Par effet induit, les révoltes tunisienne et égyptienne, et pas seulement celles-là, ont révélé que la défense de leurs intérêts stratégiques par les pays les plus riches a changé de degré, mais pas de nature, d'orientation, ni de conception. Hier, les dictateurs étaient perçus, donc soutenus, comme étant les meilleurs garants de la stabilité politique et de la paix sociale, indispensables à la prospérité des mêmes intérêts. Aujourd'hui, menacés dans leurs fondements par les mouvements de la patiente revendication démocratique, ils constituent désormais, dans un jeu à fronts renversés, une menace stratégique pour ces intérêts biens compris. Ainsi saisissons-nous un peu mieux l'engagement des pays du G8 à déployer un plan d'aide de dizaines de milliards de dollars pour accompagner l'instauration de la démocratie notamment en Tunisie et en Egypte. Pour autant, les révoltes arabes, dont les plaques tectoniques sont toujours en activité, n'ont pas encore créé le cercle démocratique vertueux tant espéré. Qui aurait abouti à l'instauration, de facto comme de jure, de régimes démocratiques chimiquement purs. Il y a encore loin de la coupe aux lèvres ! Mais la place Ettahrir a creusé les sillons de l'espoir et semé le doute et la peur dans les esprits et les cœurs des dictateurs. On sait depuis la Grèce antique que la démocratie n'est pas un long Nil tranquille. Que c'est une patiente action agraire dans le désert, comme le dit Moncef Merzougui, enfant du Sahara tunisien et militant inlassable des droits de l'Homme. Ce travail est à la fois une addition et une multiplication d'attitudes, de croyances et de valeurs. Il est fonction de la valeur accordée à la vie humaine, à la valeur de l'amour de l'Autre, et à celle du beau, du bien, du juste. Comme il est tributaire de la valeur du progrès scientifique et technique ou social, du niveau atteint par le respect des droits de l'Homme, de la liberté de pensée, de croyance et d'expression. De manière égale, de la relation entre niveau de vie et pérennité de la vie démocratique. C'est, avant tout ou après tout, une question culturelle. Appréhendée du point de vue de son influence sur le progrès de l'économie et le degré de démocratie participative, représentative et constitutionnelle en place. Saisie du point de vue que l'on se fait des relations de confiance entre les citoyens et entre l'Etat et ceux-ci. Question qui définit les espoirs, les ambitions, les craintes et les attitudes face aux événements porteurs de promesses de changement. La culture, corrélée à l'état d'esprit, est l'élément fondamental de l'aptitude d'un peuple à la démocratie et à la prospérité économique. Or la culture dominante des pays arabes, à la base des pouvoirs établis, nuit gravement depuis des décennies aux progrès économiques et à la démocratie. Mais quand il y a mouvement, il y a espoir. Celui de voir les idées circuler plus rapidement. Ce mouvement du changement inéluctable a débuté par les cris des masses qui, au Caire, ont dit aux dictateurs, en arabe, kifaya et irhal, et, à Tunis, en bon français, dégage ! N. K.