Le bombardement, vendredi dernier, du palais présidentiel qui a fait des morts et des blessés parmi de hautes personnalités du pouvoir au Yémen pourrait constituer un point de non-retour dans le bras de fer qui oppose le président Saleh et ses contestataires. Le transfert dans une grande confusion de Saleh vers un hôpital à Riyad pour soins intervenu dans un contexte particulièrement explosif pourrait fortement accélérer le glissement du pouvoir d'entre ses mains. La crise politique au Yémen semble être bel et bien dans un tournant. Depuis maintenant quatre mois, les contestataires voulaient obtenir un changement radical par des moyens pacifiques. L'exemple de la Tunisie et de l'Egypte, encore frais dans les esprits, faisait rêver. L'opposition politique, particulièrement audacieuse au Yémen, a rejoint le mouvement de contestation dès les premiers jours. Mais le président Ali Abdallah Saleh a tenu bon face à la pression. Cependant, face à une évolution en sa défaveur, Saleh opte pour la stratégie du chaos sentant que les forces traditionnelles, tribales et militaires ont commencé à le lâcher. Les unes après les autres. La répression sanglante au fil des jours ne faisait que renforcer le camp contestataire. L'un des principaux chefs de l'armée, le général Ali Mohsen, passe à l'opposition avec des dizaines de dignitaires militaires et civils. Le général Mohsen, en conflit personnel avec le président, est une personnalité importante dans le dispositif militaire yéménite. Les défections ne vont pas s'arrêter là. Point nodal d'un bras de fer extrême, le chef influent de la puissante tribu des Hached, cheikh Sadek Al-Ahmar, décide lui aussi qu'il était temps de changer de chef d'Etat. C'est incontestablement la fin d'une alliance de trente ans avec la puissante dynastie des Al-Ahmar. Ce jour-là, le président Saleh vient de rejeter, pour la troisième fois, la médiation du Conseil de coopération du Golfe qui lui offrait une alternative : quitter le pouvoir en échange d'une immunité pour lui et ses proches. Le lendemain, il engageait une confrontation frontale avec cheikh Sadek Al-Ahmar, avec une attaque à la roquette contre la demeure du chef des Hached. Un acte d'une extrême gravité au moment où le cheikh recevait chez lui des centaines de dignitaires tribaux réunis pour tenter une médiation avec Ali Abdallah Saleh. Ce dernier appartient lui aussi à un sous-groupe des Hached. Par cet acte, Saleh a franchi une ligne rouge qui pourrait lui être fatale. L'attaque de la résidence des Al-Ahmar a soulevé l'indignation et exacerbé le sentiment de vengeance. Les milices tribales alliées sont poussées vers davantage de radicalisation. La riposte ne s'est pas fait attendre. Au moment où les dignitaires du régime accomplissaient la prière du vendredi dans une mosquée du palais présidentiel, une attaque à la roquette les vise. Des tués et des blessés dont le président Saleh. Ce dernier, atteint à la poitrine et à la tête, est évacué en Arabie saoudite pour des soins. Une situation vite interprétée par l'opposition comme un abandon du pouvoir. Cependant, même si le régime annonce le retour de Saleh, la crise a pris une tournure singulière. Pour Marine Poirier, spécialiste du Yémen, le conflit traverse une étape cruciale. Il y a désormais une confrontation directe entre «les fils d'Abdallah Al-Ahmar mort en 2007 – symbole de l'alliance entre les acteurs traditionnels conservateurs, les islamistes et les tribus – et le président Saleh. Abdallah Al-Ahmar était à la fois chef de la confédération tribale des Hached, il était aussi président du parti d'opposition Al-Islah et président également du Parlement. Depuis sa mort, ses fils ont adopté des stratégies un peu différentes, avec une confrontation plus directe pour les uns et pour les autres, au contraire, plutôt l'accommodement». C'est cet équilibre politico-tribal qui semble s'être éclaté. Comme le rappelle toujours Marine Poirier, parmi les fils du défunt Abdallah Al-Ahmar, «deux sont au parti au pouvoir, deux autres au parti islamiste et parmi ceux qui sont dans l'opposition à Saleh, il y a le cheikh Hamid, un très grand commerçant élu du parti islamiste au Parlement, qui avait demandé dès 2009 que Saleh se retire du pouvoir». Indéniablement avec l'entrée en scène des forces tribales qui sont traditionnellement lourdement armées, le conflit a changé de nature et d'envergure. Les combats se font à l'arme automatique, au mortier et au lance-roquettes. La guerre civile est devenue le scénario le plus plausible dans la crise yéménite. Le président Saleh, dont les partisans annoncent le retour éminent après des soins en Arabie saoudite, a toujours été adepte de la stratégie de la diversion comme un art militaire consommé, mais aussi comme un moyen de gouverner et même de tisser des alliances diplomatiques. Des postures sur lesquelles il a beaucoup reculé ces derniers mois face à l'adversité. Le président au pouvoir depuis 33 ans semble forcé à jouer la conflagration générale à l'intérieur. Une tactique extrême s'ajoutant à l'épouvantail : «La menace terroriste d'Al-Qaïda.» Une stratégie du pire pratiquée de longue date. Tout en se réclamant de la lutte antiterroriste, Ali Abdallah Saleh n'a jamais hésité à utiliser à son profit les combattants supposés de la nébuleuse Al-Qaïda pour rétrécir notamment le champ d'action de l'opposition zaydite, un schisme chiite, en rébellion au nord du pays. Le durcissement de la crise yéménite fait planer une ombre menaçante sur l'intégrité même du pays de la reine de Saba. Pour Saleh, il ne subsiste point de doute, «s'il lâche le pouvoir, il le laissera comme il l'a trouvé 33 ans plus tôt». Une allusion menaçante à la partition du Yémen puisque Ali Abdallah Saleh se considère comme l'auteur par excellence de la réunification en 1990. M. B.