L'Arabie saoudite, qui a longtemps soutenu, peu ou prou, le président yéménite Ali Abdallah Saleh, considéré il y a à peine deux mois comme le garant de la stabilité politique au Yémen, a opéré, ces derniers temps, un revirement à cent quatre -vingt degrés, l'accusant dorénavant d'être la principale source de la crise politique qui frappe ce pays depuis près de quatre mois aujourd'hui. La raison officielle de ce lâchage diplomatique incomberait au refus d'Abdallah Saleh de se soumettre, le 22 mai dernier, au «compromis saoudien» porté par le Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe, et qui consistait pour lui à quitter le pouvoir, en échange d'une immunité judiciaire. Ce retournement de «veste» de l'Arabie saoudite, qui fragilise encore plus la position de Saleh, toujours hospitalisé à Riyad à la suite de l'attentat dont il a fait l'objet le 3 juin dernier dans son palais présidentiel de Sanaâ, serait en réalité, selon de nombreux observateurs internationaux, une preuve que l'Arabie saoudite rechercherait une alternative politique crédible au Yémen, susceptible de satisfaire ses propres intérêts diplomatiques. L'Arabie saoudite tenterait, pour ce faire, de trouver une solution qui fasse consensus auprès des mouvements d'insurrection populaire yéménite, composés principalement de jeunes et sur lesquels Riyad n'a pas de prise pour l'instant. Preuve en sont les récentes manifestations d'opposants yéménites marquées par des slogans très hostiles à l'Arabie saoudite. Reprendre le contrôle de la situation Après quatre mois de troubles, la détérioration rapide de la situation politique au Yémen a conduit donc l'Arabie saoudite à intervenir et à changer de posture vis-à-vis du régime de Saleh. Le royaume wahhabite, qui s'est toujours ingéré dans les affaires internes du Yémen en soutenant notamment des factions opposées, à travers le financement de responsables politiques et de chefs de tribu, et en allant même jusqu'à nouer des alliances avec les socialistes du Sud-Yémen en 1994, aurait comme objectif inavoué d'empêcher l'émergence d'un Etat central puissant, unifié et, par conséquent, potentiellement menaçant; la propagation de l'islamisme wahhabite étant le cheval de bataille de ces opérations de déstabilisation. Après avoir affiché un intérêt moins marqué pour la situation yéménite, évolution liée à un changement de génération des dirigeants des deux pays – les «fils» du président Saleh (clan Al-Ahmar) étant moins proches des princes saoudiens que leurs aînés - les autorités saoudiennes voudraient maintenant reprendre le contrôle au Yémen, principalement sur le plan sécuritaire. Les prémices de cette volonté de reprise en main ayant vu le jour à l'apparition de troubles frontaliers en 2009, nécessitant l'intervention de l'armée saoudienne contre la rébellion nordiste houchiste. Un prisme purement sécuritaire La gestion du dossier yéménite semble relever actuellement de l'autorité du prince Nayef Ibn Abdelaziz, ministre de l'Intérieur et numéro trois du royaume, frère du prince héritier, le sultan Salim Ibn Abdelaziz, ministre de la Défense, théoriquement en charge du dossier yéménite – placé à la tête d'une structure ad hoc, la commission mixte saoudo-yéménite – mais qui, pour des raisons de santé, est désormais incapable d'assumer ses fonctions. La raison structurelle qui préside à cette répartition des dossiers diplomatiques, qui n'a rien d'exceptionnel dans la politique étrangère saoudienne, tient surtout au fait que le Yémen est essentiellement considéré sous le prisme sécuritaire : risque terroriste, renseignement, affaires tribales. Mohammed Ibn Nayef, vice-ministre de l'Intérieur et fils du ministre de l'Intérieur, gère ainsi les questions liées au risque terroriste, en l'occurrence la menace que fait peser Al-Qaïda dans la péninsule Arabique, franchise yéménite du réseau terroriste qui compte dans ses rangs de nombreux Saoudiens. Miri Ibn Abdelaziz, chef des services de renseignement, demi-frère du sultan Nayef et du roi Abdallah, est également impliqué dans la gestion de ce dossier, plus spécifiquement sur les questions liées aux activités illégales transfrontalières (criminalité, infiltration de terroristes, etc). Quant au fils du prince héritier, il fut chef des opérations militaires, lors des affrontements entre troupes saoudiennes et rebelles houchistes à la fin de l'année 2009. Plusieurs alternatives à Saleh envisagées Nayef, ultraconservateur – ministre de l'Intérieur depuis 35 ans oblige – réactionnaire par nature, proche des islamistes par conviction, semble privilégier une sortie de crise au profit d'Ali Moshe Saleh Al-Ahmar, apparenté au président Saleh et lui-même très proche des milieux saadistes extrémistes. Riyad dispose de nombreuses autres options au Yémen, en particulier la famille , à la tête de la rébellion tribale, avec laquelle les princes entretiennent des relations anciennes et privilégiées. En effet, depuis le début du mois de juin, les fils du cheikh Abdallah Ibn Hussein Al-Ahmar, ancien chef de la confédération tribale des Hashed (dont sont membres le président Saleh et Ali Moshe) n'ont de cesse de vanter les mérites du royaume saoudien dans l'espoir de voir Riyad peser de tout son poids dans le choix d'une transition politique en faveur de leur clan. Il est néanmoins improbable que le choix d'Ali Moshe ou celui des cheikhs Al-Ahmar puissent satisfaire les aspirations de l'opposition civile (mouvement de la jeunesse et coalition des partis d'opposition), tant la rupture avec l'ancien régime apparaîtrait dérisoire. Riyad entretient également des relations étroites avec des chefs de tribu de l'autre confédération, numériquement plus forte mais politiquement plus faible, celle des Baki. Le rapprochement s'est opéré à mesure de l'incapacité grandissante des Hashed à remplir, au profit de Riyad, le rôle de «force d'interposition» contre la rébellion houchiste qui menaçait sa stabilité frontalière. Autre carte possible : les islamistes du parti d'opposition Al-Islam, tendance Frères musulmans, largement impliqués dans la contestation du régime, même si rien n'indique, pour l'heure, qu'ils soient prêts à faire allégeance à Riyad et qu'ils puissent recueillir l'assentiment de la population. «L'arme» financière La nécessité pour l'Arabie saoudite de restaurer la stabilité et la sécurité au Yémen pour évacuer tout risque terroriste (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique a désigné le royaume parmi ses cibles), ainsi que sa volonté d'écarter la menace d'une instabilité frontalière, qu'elle procède de l'agitation des tribus ou de l'incapacité de l'Etat central à contenir les rebelles nordistes, seraient facilitées par une transition politique rapide au Yémen, au risque, pour Riyad, de voir émerger un nouveau gouvernement démocratiquement élu avec des velléités d'indépendance et qui pourrait sérieusement remettre en question l'influence saoudienne au Yémen. Riyad dispose, néanmoins, d'un atout considérable : une puissance financière intacte et la possibilité de menacer le Yémen d'une cessation de son aide budgétaire, jusqu'ici nécessaire pour assurer le financement des projets d'investissement des autorités yéménites. S. H.