Photo : A. Lemili De notre correspondant à Constantine A. Lemili «Les ponts en pierre n'avertissent pas quand ils tombent.» Voilà la profession de foi, tombant tel un couperet, d'un professionnel lequel, toutefois, n'en garde pas moins le mérite d'être direct. Ces propos de M. Remache, présentement directeur de wilaya des travaux publics duquel nous sollicitions des informations sur l'état du pont de Sidi-Rached, compte tenu de l'activité fébrile qui s'y déroule à son entrée côté est, renseignent on ne peut mieux sur l'état de l'ouvrage.Il y a eu d'abord quelques mois auparavant des travaux de sondage dont la répétition actuellement ne peut être trompeuse. Il se passe quelque chose du côté du pont. Ce qui, en réalité, entrerait dans l'ordre normal des choses dans une société où la communication n'est pas un vain mot. Ce qui n'est malheureusement pas le cas ici. Le pont de Sidi-Rached risque donc de tomber ! Où est le problème, dans la mesure où il ne s'agit que d'un ouvrage réalisé, il y a un siècle, dans des conditions particulières ? Le seul problème ne se résumera forcément qu'en l'absence de mesures préventives et dans le meilleur des cas salvatrices des pouvoirs publics à même d'allonger la durée de vie d'un monument partie intégrante de la mémoire collective d'une part et tout aussi de préserver un écheveau essentiel de la circulation automobile et le déplacement pédestre des populations des deux rives de la ville d'autre part.Le pont de Sidi-Rached, selon les différents documents d'archives françaises, a été réalisé entre 1907 et 1912 par l'ingénieur Paul Séjourné. Dans un autre document, l'ingénieur derrière cette réalisation s'appellerait Aubin Eyraut alors que la période était située entre 1908 et 1912. Enfin sur un dernier document, le chef de projet aurait été Georges Boisnier, un spécialiste des grands ponts. Quoi qu'il en soit, toutes ces approximations sur lesquelles l'administration algérienne n'a jamais eu son mot à dire semblent apporter quelque part leur part de mystère autour d'un ouvrage d'art sur lequel toutes les légendes possibles ont été tressées. Il aura coûté trois millions de francs de l'époque (selon une comparaison des plus sommaires 60 millions d'euros actuels). D'une hauteur de 107 m sur l'endroit le plus culminant, le pont de Sidi-Rached compte 27 arches et mesure en totalité 447 m. L'arche centrale est longue de 70 m et sépare treize autres d'une ouverture de 8 m et une dernière de 30 m. Inauguré le 19 avril 1912, il serait durant cette période le plus haut ouvrage d'art du monde. Pour l'anecdote, le Titanic sorti des chantiers en 1912, réputé le plus grand transatlantique du monde, allait couler deux jours plus tard pour donner la plus grande catastrophe du… monde. Cela étant, le pont est inauguré le 19 avril 1912 en même temps que le pont suspendu de Sidi M'cid et permet d'établir une vitale liaison entre le centre-ville et le quartier de la gare et surtout d'ouvrir une voie en direction du Khroub, Batna, Biskra…Pour le DTP, «le pont de Sidi-Rached connaît des problèmes depuis sa réalisation». Effectivement, dans Mémoire déracinée, son livre paru en 1999, René Mayer évoque le risque d'effondrement du pont, «(…) un ouvrage qui a posé des problèmes dès son achèvement et est l'objet de travaux de confortement depuis longtemps». C'était en 1952. Le risque d'effondrement était connu depuis 1952 Selon M. Remache, qui s'appuie d'abord sur un diagnostic réalisé par l'entreprise française Simecsol, celle-là même qui avait évoqué officiellement et pour la première fois le phénomène des glissements de terrain à Constantine, considère qu'il faut dans l'immédiat et bien entendu à la lumière dudit diagnostic et des analyses géotechniques que réalise actuellement le laboratoire des travaux publics de l'Est, «empêcher la culée de s'appuyer sur la partie du pont qui reste saine» (la culée est l'élément d'un ouvrage qui peut être constitué de béton ou de métal et dont le rôle est destiné à recevoir l'extrémité d'un tablier de pont ou de viaduc). René Mayer donne les plus infimes détails techniques de l'intervention des ponts et chaussées sur le pont de Sidi -Rached comme par exemple «à supposer que nous ayons les moyens d'y parvenir, il ne sert à rien de vouloir consolider la voûte centrale. Elle n'est nullement responsable de la dislocation à laquelle nous assistons. Elle est la victime du désordre, elle n'en est pas la cause. Elle ne fait que subir les efforts qui lui sont communiqués par le platelage, lui-même mis en mouvement par ce glissement de terrain face auquel, à court terme, nous sommes impuissants. De toute urgence, il faut dissocier l'effet de la cause et couper ce platelage. Le salut va dépendre de notre rapidité d'exécution!» «Plus tard, quand nous serons parvenus à stopper le mouvement fatal, nous créerons un appui médian situé sur la partie rocheuse et stable et nous nous en servirons comme d'une nouvelle culée intermédiaire. Nous désolidariserons ainsi la partie de l'ouvrage qui franchit les gorges de cille qui, sur la rive droite, est entraînée par le glissement de terrain.» «Entre les deux, nous introduirons un arc à trois articulations, facilement déformable qui ne transmettra aucun effort. Ainsi, même si nous ne parvenons pas à arrêter ce fichu glissement de terrain, du moins celui-ci n'entraînera-t-il plus la voûte principale.»Et signe des temps, près de soixante années plus tard, c'est pratiquement au même remède que va s'atteler en collaboration avec les Italiens, déjà présents à Constantine pour la réalisation du Transrhumel le fameux projet de viaduc, la Sapta en attendant le résultat, voire la confirmation des données de sondage actuellement faits. «La solution serait de prolonger l'ancrage du pont dans la roche par un système de micro-pieux», a souligné le directeur des travaux publics qui a ajouté : «Ce qui est certain, c'est que nous allons pratiquer le même traitement à l'ouvrage que ce que nous avions déjà fait auparavant.»Car il y a un peu plus d'une dizaine d'années, l'alerte était déjà donnée par son prédécesseur au ministre de tutelle en visite à Constantine. Au cours d'une descente sous le pont même, le cadre local fait l'annonce à son supérieur hiérarchique d'un phénomène de déplacement du pont sur un centimètre par an. Le ministre donnera instruction de juguler immédiatement ce désordre technique tout en exhortant le DTP à réfléchir aux voies et moyens de trouver une solution durable à la question. Le pont se déplace d'un centimètre chaque année Au début de l'année 2000, des travaux allaient donc être entamés afin de consolider la partie du pont concernée par le déplacement et les pouvoirs publics via la Direction des travaux publics continuant à étroitement suivre les mouvements de l'ouvrage d'art tout en préservant son utilité immédiate laquelle est, il est nécessaire de le rappeler, essentielle. Quoi qu'il en soit, la première mesure consistera à interdire l'accès au pont aux véhicules industriels et plus particulièrement les bus dont les rotations incessantes étaient sans doute en partie responsables des dommages causés. Et encore une fois pour l'anecdote, il y a lieu de rappeler qu'au lendemain de l'indépendance et à chaque fois que la journée du 5 Juillet était fêtée, c'est une procession de chars de combat qui le traversaient dans le cadre du défilé national. Seuls les dégâts causés par les chenilles qui arrachaient littéralement l'asphalte, creusant des tranchées profondes, étaient visibles à l'époque. En réalité, les dommages étaient plus importants. C'était toute la structure du pont qui était alors mise à l'épreuve et la distanciation d'une de ses parties par rapport à l'ancrage rudement mise à l'épreuve.Or, le joint-souffle placé il y a une dizaine d'années en vue de remédier, pour une période appréciable, au déplacement diagnostiqué de la culée, semble frappé d'usure et ne remplissant donc plus le rôle essentiel de «joint permettant d'assurer la continuité de la circulation au droit d'une coupure du tablier d'un pont» (Wikipédia). Ce joint qualifié aussi de joint de chaussée et/ou de dilatation permet à la structure concernée de se dilater en fonction la température, des effets du trafic et des effets propres à chaque matériau sans subir de gêne lors de ces déplacements.Les travaux pour ce faire doivent être incessamment engagés et, semblerait-il, les pouvoirs publics éprouveraient les plus vives appréhensions quant à la réaction de la population et plus particulièrement de la psychose qui pourrait s'installer autour du reste des ponts celui de Sidi M'cid, Perrégaux, El Kantara et, peu ou prou, celui dit du Diable ou encore le pont des Chutes. D'où la précaution prise pour la réalisation du Transrhumel le futur viaduc «doté d'un dispositif contre les tremblements de terre jusqu'à résister à une secousse de magnitude 7,7 sur l'échelle de Richter», soulignera M. Remache, le DTP. Quoi qu'il en soit, la fermeture du pont de Sidi Rached à la circulation est plus qu'inéluctable, la question qui se pose d'emblée tournera autour de la durée de cette interdiction. Connaissant «la formidable ardeur dans le rythme du travail» animant nos compatriotes mais aussi «la fluidité des actes administratives», il semble pratiquement acquis, sans qu'il y ait intention malveillante de tenir un procès d'intention, que l'opération va s'inscrire dans une longue durée. Il suffirait pour cela de se référer au projet de tramway, du viaduc précédemment évoqué, des hôtels, etc.Sur cette prise de conscience précisément, il y a soixante ans toujours, René Mayer disait : «Mon diagnostic est déjà fait et les minutes comptent! Par téléphone, je convoque sur les lieux le plus gros entrepreneur de la ville, Paul Rossi : interrompez au besoin d'autres chantiers ! Amenez séance tenante à pied d'œuvre vos meilleures équipes. Qu'elles soient équipées de compresseurs, de marteaux-piqueurs, d'échafaudages, de coffrages, de grues de chantier. Amenez un générateur d'électricité et des projecteurs : nous allons devoir travailler toute la nuit. Puis j'appelle un géomètre qui devra, quant à lui, mettre ses appareils en station sur les deux rives afin de surveiller, en temps réel et dans leurs trois dimensions, les mouvements de quelques points-clés de l'ouvrage».Le seul souhait susceptible d'être exprimé serait que les services concernés disposent au moins des précieux ouvrages publiés par les anciens ingénieurs des ponts et chaussées, architectes et autres urbanistes français car ce n'était très certainement pas dans une société qui a viré à l'oralité comme moyen de communication et de conservation de l'information que le pont de Sidi-Rached restera encore longtemps debout.