Deux remarques m'ont décidé à aller plus avant dans la question du livre et de la lecture publique. La première venait d'un ami. Elle attribuait une fausse paternité à l'idée de passage de la Foire du Livre au Salon du Livre. Elle valait son pesant d'or dans la bouche d'un homme tout entier voué à la promotion de la lecture et des auteurs et vivant son activité sur le mode du sacerdoce et de la vocation. Il était trop jeune quand le ministre Boualem Bessaïeh décidait, à contre-courant des pesanteurs dominantes, de transformer la Foire du livre en Salon du livre en 1987 ou en 1988. A la base de cette décision se trouvait le constat fortement contesté par les partisans de la foire que cette manifestation, son organisation et son déroulement cachaient les tares et les problèmes sur lesquels butaient les questions relatives au livre. Dans sa réalité et dans ses pratiques, cette foire du livre relevait plus de nos héritages inconscients du marché populaire –le souk– que de la rencontre de professionnels attachés à la promotion et au développement de leurs activités et dont elle aurait constitué le point culminant et leur sanction annuelle. Passé les quelques jours qui permettaient l'achat des milliers de livres au kilomètre ou par caisses ou fourgonnettes entières, nous retournions aux problèmes insolubles d'un travail éditorial déficient, d'une formation insuffisante des métiers de l'imprimerie, d'une difficulté permanente à produire de bons livres sans parler des beaux livres, d'un réseau public de distribution présent partout mais sans les performances attendues pour la promotion de la lecture et, pour corser le tout, une perception moraliste du livre dominante chez les responsables qui les poussaient plus à chasser et censurer les mauvais titres et à considérer le livre comme le produit de la pure inspiration et du talent et non le produit d'une organisation industrielle du travail éditorial d'abord, puis le produit d'une industrie et l'objet d'une organisation commerciale spécifique. Des hommes d'une grande qualité travaillaient pourtant dans les entreprises, le secteur disposait de capacités importantes, de librairies sur tout le territoire national mais l'édifice ne donnait pas parce que fragmenté entre les différentes fonctions : artistiques, industrielles, commerciales, de projection sur le marché, de communication et de marketing. L'édifice ne donnait pas parce qu'il reposait sur une vision scolaire du livre, celle du bon usage avec éventuellement et à la limite une place accordée à la critique et au débat littéraires réservés aux médias entre des notes de lecture lapidaires ou savantes, plus soucieuses de résumer le livre ou de faire polémique ou apologie que d'aider le lecteur à évaluer le prix du volume valant pour lui la chandelle. Cela vaut pour tous les responsables de tous les secteurs qui avaient affaire d'une façon ou d'une autre aux projections du ministère : finances, planification, Parlement, formation professionnelle, etc. En cette année 1987, l'Algérie ne disposait encore d'aucune section de formation en arts graphiques. Il faudra attendre les ministres Mohamed Nabi et Kamal Mentouri pour voir aboutir la création d'une section en arts graphiques qui n'avait auparavant retenu que l'attention du ministre Amir. Cette conception scolaire qui pouvait, dans les meilleurs des cas, tourner aux charmes de l'académisme quand le ministre en charge du secteur possédait une grande culture, ne tombait pas du ciel. Elle possédait au moins deux racines sociales profondément ancrées dans l'histoire coloniale. La première tient à l'absence du livre dans l'univers social des Algériens. Nous savons suffisamment, pour le comprendre, qu'en 1962 l'école coloniale nous a laissé 96% d'analphabètes parmi les hommes et 94% d'analphabètes parmi les hommes et il faut tenir compte dans ces chiffres de la part de madrasas ouvertes par les ulémas ou par d'autres organisations politiques ou culturelles. Il faudrait peut-être rappeler des chiffres parlants pour souligner l'ampleur du désastre culturel que représente la colonisation. En 1920, seuls quatre étudiants algériens avaient accédé à la formation universitaire. En 1962, malgré les efforts fournis par les autorités coloniales pour créer une troisième force facilitant quelque peu l'accès à la formation, l'université algérienne n'accueillait que 800 étudiants. Toujours en 1962 et avec la même remarque ne se présentèrent à l'examen du bac que 2 600 candidats algériens à comparer avec les 260 000 en France candidats qui affrontaient les épreuves en France. Toute la période coloniale n'a «produit» que 1 000 bacheliers algériens environ. Bien que les statistiques soient éparses et difficiles à recouper, même des corrections en forte hausse ne modifieraient pas de beaucoup ce tableau du désastre culturel que fut pour nos parents la domination coloniale. On ne sort pas indemne d'une telle situation. Mais le livre n'était pas seulement absent de notre univers social pour cette seule raison. Les Algériens vivaient majoritairement dans les campagnes où évidemment ne se trouvait ni librairies, ni bibliothèque, ni même d'école puisque des régions entières en étaient dépourvues comme celle du Titteri. Les Algériens des villes, ouvriers, semi-prolétaires, artisans et commerçants, petits ou grands bourgeois, ne connaissaient presque rien des métiers du livre. Les imprimeries de labeur, celles des journaux, ou les rarissimes imprimeries d'art leur étaient fermées. Elles n'appartenaient pas à proprement parler au segment du livre. Ils ne participaient ni à sa conception, ni à sa fabrication, ni à son routage, ni à sa vente même s'ils se passionnaient pour la presse légale ou clandestine quand ils savaient lire. Mais quelques citadins algériens connaissaient les livres. D'abord, ces petits livrets de sourates imprimés en Tunisie et en Egypte qu'ils achetaient à leurs enfants pour les besoins des médersas. Dans cet océan d'analphabétisme, ils achetaient aussi le livre scolaire puisqu'il se vendait en librairie et qu'ils y allaient une fois l'an l'acheter avec leurs enfants en tenant précieusement la liste manuscrite entre leurs mains. Cela ne les a pas beaucoup ébranlés face à cette barbarie coloniale car ils portaient dans leur tête l'image du Livre, l'Unique, le seul qui comptait pour eux : le Coran qui contrebalançait toutes les librairies coloniales. Que pouvait être le livre pour eux, pour ceux qui y avait accès ? C'était le manuel ou le Livre saint. Le seul accès au livre disponible pour les indigènes ne se trouvait pas dans le paysage industriel, commercial ou culturel mais dans l'école ou la medersa. Fondamentalement, ce rapport formatera, selon l'expression moderne, leur rapport au livre. Plus tard, quand l'indépendance amènera beaucoup d'entre eux à gérer le pays, ils resteront dans cette relation scolaire ou académique. Ils ne le verront que par l'œil qu'on leur a configuré : celui de son utilité sociale pour la formation ou pour les belles lettres. Ils le verront avec les yeux du censeur, du surveillant général, au mieux, avec les yeux du proviseur. Les plus chanceux le verront avec les yeux d'un professeur de langue habité par la vocation et qui allait plus loin que le programme pour leur faire aimer poésie, théâtre, roman pour les quelques-uns qui avaient du goût, des prédisposions ou de la curiosité. Même ce rapport au plaisir de lire et de découvrir la littérature en tant qu'art s'est créé au sein de l'école pour l'écrasante majorité et non au sein de la famille. Bien sûr, quelques Algériens ont trouvé au sein de leur famille ce rapport aux arts. Ils furent une infime minorité, une quantité statistique marginale. Le rapport familial à la culture se construisait par et autour de la religion et dans les arts oraux. Ce détour par l'histoire répond à la deuxième remarque qui m'a poussé à aller plus loin sur cette question. Un journaliste qui a commenté l'une de mes déclarations au Festival du livre pour la jeunesse dans laquelle je tempérais les alarmes à propos de la faiblesse d'un lectorat algérien hors les livres scolaires et universitaires en rappelant ce simple fait que, dans les ex-colonies, on notait cette faiblesse de la lecture publique. Le journaliste a émis un doute qui, pour d'autres secteurs, aurait pu être pleinement justifié en se demandant si je pouvais encore invoquer, 45 ans après l'indépendance, la condition coloniale pour expliquer. Quarante-cinq d'indépendance ne suffisent pas à corriger ce désastre. Le seul temps qu'il faut pour implanter les écoles, les collèges et les lycées afin de répondre à une aspiration profonde des Algériens d'accéder à l'école relève de plusieurs générations. Cette correction elle-même ne change pas grand-chose à l'affaire. La découverte du livre continue de se faire à l'école et non à la maison. La tendance commence à s'inverser puisque les centaines de milliers de cadres formés à cette école algérienne offrent des livres à leurs enfants mais toujours dans un environnement défavorable et des conditions nouvelles et des outils nouveaux comme la télévision ou l'ordinateur personnel qui contrarient la lecture libre, par plaisir, la lecture comme pratique esthétique. La nature de ce lien entre école et livre est fondamentale pour comprendre cette sorte d'incapacité à voir et à comprendre le livre à partir de ses réalités techniques et commerciales, à le voir et à le comprendre comme un produit des industries culturelles et un produit pour un marché. Il faut ajouter à cette raison de fond qui concerne l'ensemble de la vision du livre la deuxième raison. L'origine professionnelle des hommes qui ont tenu entre leurs mains le destin de la lecture publique : ils venaient tous du secteur de l'éducation nationale. Je n'en ai pas rencontré un seul qui venait du secteur industriel, éditorial ou commercial. Leur façon de faire avec le livre allait de soi. Ils savaient à peu près quels sont les différents usages du livre et avaient certainement une expérience cachée des mauvais usages et des mauvais auteurs mais ne prêtaient qu'une attention distraite aux processus de sa conception, de sa fabrication ou de sa promotion. Pour cela, ils avaient la SNED, puis l'ENAL, éventuellement l'ENAP ou l'OPU, mais ces instruments étaient perçus comme des nécessités d'intendance et non comme le socle d'une politique. En cette année 1987, quand le ministre Boualem Bessaïeh prend la décision de passer de la Foire du Livre à un Salon du livre, il doit bousculer ces conceptions. Ceux qui les portent n'y vont pas de gaieté de cœur. Il leur semble que la perception du livre comme produit marchand incluant des compétences professionnelles sur plusieurs segments dévalorise le livre, le descend d'un piédestal sacré et ouvre la porte aux marchands. Ils ne faisaient pas autre chose avec la foire du livre qui se limitait à un immense souk annuel. Il prend cette décision à un moment important pour le secteur de la culture alors que les besoins d'industries de la culture et d'industries culturelles se font pressants pour le cinéma, le livre, et les autres activités. Il perçoit ce besoin et entend les hommes nouveaux, produit de l'école de l'indépendance ou du nationalisme éclairé qui les portent. (à suivre).