Plutôt que d'évoquer son parcours de combattant et les années de la Révolution, Ahmed Benchouk - ancien du Malg basé à Tripoli, en Libye, pendant la guerre d'Indépendance - préfère parler de son ami et compagnon Alfred Berenguer, sujet sur lequel il peut être intarissable : «Je préfère que vous racontiez l'histoire méconnue du défenseur infatigable de la cause algérienne que le père Berenguer a été durant toute sa vie», souhaite notre hôte en nous accueillant dans son agréable maison de Gambetta, à Oran: «Il est incompréhensible et anormal qu'un homme de sa stature soit ainsi méconnu du grand public alors même qu'il fut à l'origine du ralliement de nombreux pays d'Amérique latine au combat algérien», s'insurge encore celui qui, à l'Indépendance, fut notamment wali de Béjaïa et directeur de l'Ecole nationale d'administration d'Oran. Et pour cerner le personnage que fut Alfred Berenguer, Ahmed Benchouk consolide son témoignage par deux livres : Un curé d'Algérie en Amérique latine, écrit par Alfred Berenguer et Alfred Berenguer, prêtre algérien, En toute liberté, biographie coécrite par Geneviève Dermanjian, écrivain professeur à l'université d'Aix : «Ce sont les deux seuls ouvrages traitant de la personnalité et du parcours combattant d'Alfred», déplore l'ancien malgache.
Une courageuse prise de position Le parcours militant du surprenant abbé - né en 1915 à Lourmel, actuellement El Amria, wilaya de Témouchent - commence réellement en 1955 lorsque, curé à Remchi, il prend fait et cause pour l'Indépendance de l'Algérie dans Regards chrétiens, article qu'il rédige sans en référer à sa hiérarchie : «J'ai attendu une dizaine de mois avant d'agir car beaucoup de gens pensaient au début que le soulèvement (déclenchement de la Révolution du 1er novembre, Ndr) n'était qu'un feu de paille et qu'il se terminerait rapidement, comme s'étaient terminées les nombreuses révoltes arabes qui l'avaient précédé (...) ce ne fut pas le cas et je me suis dit qu'il était urgent pour les Européens d se préparer aux échéances à venir parce que nous étions fort éloignés des réalités du pays. C'est pourquoi j'ai écrit ce texte dont j'étais bien loin de penser qu'il allait changer ma vie (...)», relate le père Berenguer dans ses entretiens avec Geneviève Dermanjian en expliquant que bien que n'adhérant pas «formellement au nationalisme, j'ai toujours su que les Algériens avaient le droit de construire l'Algérie à leur manière.» Comme on peut l'imaginer, cette prise de position - publiée en janvier 1956 par le journal Oran Républicain et, un mois plus tard, par la revue littéraire Simoun - ne fut pas du goût de l'Eglise, encore moins des autorités coloniales qui, en mai, décident de l'expulser du département d'Oran en dépit de son attitude courageuse lors de la Seconde Guerre mondiale, sur les pentes de Monte-Cassino où il fut touché par deux balles (il fut, d'ailleurs cité, plusieurs fois et reçut la Croix de guerre et la Légion d'honneur). A partir de ce moment-là, le sort du père Berenguer est scellé : il passera une grande partie de son existence à lutter pour l'indépendance de l'Algérie : «Parfois même, précise Ahmed Benchouk, en risquant sa vie notamment lorsqu'il vivait en Amérique latine où les services secrets français usèrent de tous les moyens pour le faire taire.»
Dix ans de prison par contumace Un peu plus d'un mois plus tard, le président du Conseil français, Guy Mollet, annule l'ordre d'expulsion au motif que le prêtre «fait trop de bruit» et Alfred Berenguer s'en retourne en Oranie où, pendant trois ans, il apporte aide et assistance aux Algériens dans leur guerre contre l'occupation. Début 1958, une crise d'appendicite qui le cloue au lit pendant quelques jours constitue pour l'adversaire l'occasion de le mettre «hors circuit» au prétexte d'une longue mais nécessaire convalescence: «On m'a souvent demandé pourquoi j'avais accepté aussi facilement de partir (…), se rappelle-t-il dans Alfred Berenguer, prêtre algérien, En toute liberté. C'était l'occasion pour moi de sortir d'Algérie où j'étais surveillé, suivi (…) le piège se refermait sur moi, je le sentais et on me le faisais sentir.» De fait, un arrêté d'expulsion motivé par «l'intérêt de l'ordre et de la sécurité publics» est signé contre lui quelques jours seulement après que Robert Lacoste eût délégué tous les pouvoirs civils aux militaires. «Il est d'ailleurs condamné à dix années de réclusion criminelle par contumace assortie de la privation de ses droits civiques», précise encore Ahmed Benchouk, dont l'admiration pour son ami est restés intacte. Il se rend, donc, en France où son activisme en faveur de l'indépendance algérienne lui vaut d'être recherché par les autorités et de vivre dans la quasi- clandestinité. En octobre de la même année 1958, il part au Vatican pour assister aux funérailles du Pape de l'époque, ce qui lui offre l'opportunité d'échapper aux poursuites et, par la même occasion, de faire la connaissance d'un prêtre chilien qui lui propose de s'installer dans la ville de Talca, au sud de la capitale Santiago.
17 pays d'Amérique sur 20 Lorsque l'ONU décrète «1959 année du réfugié» (en raison des très nombreux exodes induits par la multiplication des conflits militaires à travers le monde), Alfred Berenguer redouble d'efforts pour sensibiliser les pays d'Amérique latine à la situation des réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc. L'autorité de la Révolution le nomme représentant du Croissant-Rouge algérien et le missionne pour plaider la cause auprès des dirigeants des pays latins. Le père de Remchi - né de parents andalous et donc, maîtrisant parfaitement la langue espagnole - crée des comités de soutien, sensibilise et milite tant est si bien que lorsqu'en automne 1960, la délégation du GPRA conduite par Benyoucef Benkhedda se rend au siège de l'ONU pour défendre la lutte pour l'Indépendance, 17 pays sur les 20 du continent sud-américain votent contre la France. A l'Indépendance, Alfred Berenguer prend part à l'Assemblée constituante algérienne mais continue de dénoncer les injustices, quelle que soit leur origine : c'est ainsi qu'il n'hésite pas à fustiger la dictature de Houari Boumediene qui, en 1965, dépose Ahmed Ben Bella dont le père fut l'un des conseillers. Déclinant les honneurs, l'abbé Berenguer dont le chemin croisa des figures importantes de la Révolution algérienne et de puissants hommes de pouvoir, préféra rentrer chez lui, à Tlemcen, pour enseigner le français et l'espagnol au lycée Dr Benzerdjeb et reprendre son activité de paroissien jusqu'à sa retraite en 1991.
Retour au pays Installé dans l'ancien monastère bénédictin sur les hauteurs de Tlemcen, il dirigera pendant quelques années encore l'Association El Amel avant de tirer sa révérence en novembre 1996, en France où il avait été évacué en urgence pour des soins spécialisés : «Algérien au plus profond de lui-même, il avait insisté pour être enterré sur son sol natal. Sa sépulture se trouve dans le cimetière chrétien de Tlemcen», termine Ahmed Benchouk en indiquant que deux années plus tard, soit en novembre 1998, l'APC d'Oran donne le nom d'Alfred Berenguer à une rue qui relie la place du Maghreb au boulevard Emir Abdelkader au centre-ville. En reconnaissance pour tous sessacrifices pour une cause juste, Ahmed Benchouk multiplie les rencontres et les conférences pour faire connaître aux Algériens l'un de ceux qui, sans rien exiger en retour, se sont donnés corps et âme pour l'indépendance de leur pays.