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La révolte de Margueritte (Aïn Torki), 26 avril 1901
Un antécédent lointain de la lutte de libération nationale dans le Zaccar
Publié dans La Tribune le 06 - 07 - 2012

Dans l'Algérie française de cette première année du XXe siècle, la période des grandes insurrections semblait définitivement close depuis l'écrasement du soulèvement de la Kabylie en 1871 et de celui de Bou-Amama dans le Sud-Oranais en 1881. Même Mostefa Lacheraf, tout en soulignant dans L'Algérie : nation et société la persistance du réflexe «combatif et guerrier» d'un «patriotisme rural», écrit à propos des décennies qui vont jusqu'à 1920 :«C'est le silence morne mais jamais résigné d'un peuple qu'on dépouille systématiquement, qu'on refoule, qu'on étouffe…»Pourtant, le vendredi 26 avril 1901 à l'aube, tout commence lorsqu'une dizaine de paysans prennent en chasse le caïd, ce préposé musulman de l'administration coloniale chargé de contrôler leur douar, pour avoir dénoncé à ses supérieurs leur projet d'organiser un pèlerinage à Besnès, en prétendant que leur intention réelle était de rejoindre aux confins du Maroc l'insaisissable Bou-Amama. Le caïd s'étant réfugié dans la maison forestière du col de Tizi Ochir, un garde champêtre est tué. Contraint à la fuite en avant, le groupe, bientôt grossi de plusieurs dizaines de journaliers rencontrés en chemin, rejoint le village, visite maisons et boutiques, met la main sur des chevaux, des victuailles, des munitions. S'engageant sur la route de Miliana, il ne tarde pas à être brutalement dispersé par un détachement de troupe qui avait été alerté par télégraphe. La révolte avait fait, du côté européen, cinq morts, dont quatre civils, la plupart de condition modeste - l'un est d'origine italienne, un autre, espagnol. Les premiers constats l'établissent clairement : né d'un enchaînement incontrôlé de violence, la prise du village n'était en rien préméditée et s'inscrivait encore moins dans un projet plus large d'insurrection. Les participants ayant agi à visages découverts, la justice coloniale aurait pu s'en tenir à sanctionner ceux qui avaient joué le rôle de «meneurs». Dès le soir du 26 avril, une rafle militaire est cependant lancée à travers le Zaccar avec pour consigne d'arraisonner tous les hommes entre 15 et 60 ans. 400 captifs sont ramenés à Margueritte. 125 suspects que des colons désignent en place publique comme ayant participé au soulèvement sont emprisonnés à Blida, puis transférés quelques mois plus tard à la sinistre prison Barberousse (Serkadji) à Alger. Ils y resteront 18 mois, 19 d'entre eux y trouvant la mort. Entre-temps, leurs biens et leurs troupeaux ont été saisis et vendus, laissant les familles dans une totale misère. Fin 1902, le journal bilingue Akhbar dénoncera en outre les graves représailles auxquelles gendarmes et tirailleurs s'étaient livrés lors de la rafle d'avril 1901 : saccage de gourbis, violences, viols, exécutions sommaires.

«Fanatisme» ou résistance à la colonisation?
D'emblée, le gouverneur général Charles Jonnart veut réduire l'alerte du 26 avril à un accès isolé de «fanatisme» n'exprimant en rien un mécontentement tenant aux méthodes de la colonisation. Il souligne que quatre des Européens tués l'avait été pour avoir refusé de réciter la chahada, la formule de conversion à l'Islam, ou que les deux principaux insurgés, Yacoub Mohamed bel Hadj, un jeune journalier, et Taalbi el Hadj, paysan plus riche, ne cachaient pas leur appartenance respective aux confréries Rhamanya et Taïbya. Si le second apparaissait plutôt comme l'organisateur matériel du projet de pèlerinage, la piété exacerbée du premier l'avait désigné, le 26 avril, comme «le maître de l'Heure» - Mul es-Saâ. L'explication religieuse dissimule cependant mal les raisons économiques de l'exaspération des Righa. Déjà en 1892, une mission sénatoriale conduite par Jules Ferry avait relevé le mécontentement que causaient dans le Zaccar les redevances de pacage et les amendes forestières parmi une population montagnarde tirant une partie importante de ses ressources de l'élevage et du charbon de bois. De plus, depuis le sénatus-consulte de 1863, les Righa du douar Adélia avaient perdu la moitié de leurs terres alors que leur nombre était passé de 2 200 à 3 200. Jenoudet, le principal colon du village, s'était en particulier approprié les 1 200 hectares de son vignoble par la voie expéditive de «licitations» (c'est-à-dire en faisant dissoudre par voie judiciaire des propriétés indigènes indivises) ; depuis un an, il tentait en outre d'obtenir un nouvel agrandissement des terres de colonisation, offensive qui avait suscité une protestation des 14 familles menacées n'hésitant pas à s'adresser au président de la République lui-même par la plume de l'écrivain public de Miliana : «Eh bien, nous avons refusé complètement cette proposition. Pour ce motif, Mr le Président de la République, nous venons auprès de votre haute bienveillance vous solliciter de vouloir bien nous laisser nos terres que nous habitons avec nos malheureuses familles.»Si le projet avait alors été stoppé sur ordre de Paris, un mois à peine avant le 26 avril, une nouvelle menace d'expropriation avait été rendue publique. Un tel harcèlement ne pouvait être absent des esprits lors de la prise du village, même si Jenoudet et Monteils, l'administrateur-adjoint de la commune mixte, y gardent la vie sauve en revêtant le burnous et en feignant d'accepter la chahada.Au delà de son aspect religieux, la manière dont les insurgés imposent ainsi aux principaux représentants de la domination coloniale de se déshabiller en public et de revêtir le costume musulman confère aussi au 26 avril la dimension symbolique d'une sorte de Carnaval tragique où les dominés échangent brièvement leur rôle avec celui de leurs oppresseurs. Alors même qu'ils n'ignorent pas que le rapport global des forces les condamne à un rapide échec, ces rebelles d'un jour n'hésitent pas à défier la colonisation dans l'ensemble de ses composantes :«Plus besoin de vignes ! Plus besoin d'argent ! Les femmes épouseront des musulmans ! La loi des Français finie ! Finis les Français !… »Pour autant, il serait artificiel de prêter rétrospectivement aux révoltés de 1901 des formes de conscience idéologique et d'action organisée qui ne sont apparues qu'à un stade ultérieur de développement du mouvement national. Mais l'épisode prend bien toute la valeur d'une révolte, au sens où Albert Camus écrira, un demi-siècle plus tard, que celle-ci n'est généralement «pas réaliste» dans l'immédiat, mais qu'elle est à la fois une «négation absolue» et une «affirmation absolue». En mettant en cause «tout ce qui, auparavant, était accepté», la révolte est bien ce sursaut collectif de dignité qui, rompant avec la résignation, affirme déjà, haut et fort, qu'un tout autre ordre social est possible.

Un système en procès
Dans l'Algérie réputée «pacifiée» de ce début de siècle, l'alerte de Margueritte sonne ainsi comme un coup de tonnerre.Alors que les colons agitent le spectre de l'insurrection générale pour exiger des exécutions immédiates, l'administration veut s'en tenir à la procédure de droit commun. Impuissant à apaiser la panique entretenue dans les centres européens voisins, le Gouvernement général finira pourtant par accepter d'y distribuer des armes aux colons. De leur côté, les inculpés obtiennent de la Cour de cassation que le procès d'assises soit délocalisé afin d'échapper à la pression de l'opinion algéroise. Entre-temps (mars 1902), un nouveau gouverneur général, Paul Revoil, s'est empressé de mettre en place des «tribunaux répressifs indigènes», juridictions d'exception où l'administration garde la main et où le droit d'appel est supprimé. Le soulèvement manifeste aussi le fossé d'opinion qui déjà se creuse entre la colonie et la métropole. A Paris comme en province, la plupart des journaux, de la droite traditionnelle à la presse radicale ou socialiste, alertent l'opinion contre les excès de la colonisation. Fin mai 1901, une interpellation parlementaire ouvre un débat à la Chambre où la députation algérienne exige des moyens de guerre civile contre le «péril arabe». En réponse, Albin Rozet, un député que l'on dit «indigénophile», dénonce les exactions forestières et foncières révélées par le 26 avril. Fin 1902, lorsque le procès d'assises s'ouvre à Montpellier avec plus de cent inculpés, Yacoub revêt aux yeux du public la figure presque christique d'un martyr et sa déposition décrit en des termes aussi simples que parlants la dépossession subie par sa famille et par ses semblables : «Nous avons été dépouillés de nos terres, explique-t-il, les unes prises par M. Jenoudet, les autres par différents colons, et nous avons été obligés de travailler pour vivre. Quand un de nos mulets s'égarait sur la propriété d'un colon, nous étions obligés de verser 15 à 20 francs pour rentrer en possession de la bête ; quand notre troupeau pacageait dans les broussailles, on n'hésitait pas à nous faire des procès-verbaux. Nos terres, autrefois nous permettaient de vivre, aujourd'hui, nous sommes obligés de vivre avec 1 franc ou 1 franc 50 de salaire. Que peut faire un homme avec un pareil salaire, quand il a une nombreuse famille à nourrir, à vêtir et à subvenir à tous les autres besoins ? Quand nous avions besoin d'argent, la Caisse de prévoyance ne prêtait pas à de simples particuliers comme nous. Alors nous étions obligés de nous adresser à [l'intendant de l'un des colons], qui nous vendait le sac de grains de 25 à 30 francs.»La défense, derrière
Me Maurice L'Admiral, un avocat guadeloupéen venu d'Alger, fait de cette centaine de miséreux les symboles du nouveau «prolétariat indigène» né des expropriations coloniales. Alors que, réduisant le mouvement à des crimes de pillage et d'assassinat, le procureur général avait demandé une condamnation générale et dix peines de mort, le jury refuse toute exécution et prononce plus de
80 acquittements. Condamnés aux travaux forcés, les neufs principaux inculpés sont envoyés au bagne de Cayenne, où la plupart, dont Yacoub, ne tardent pas à mourir. Quant aux acquittés, bien qu'innocentés par la justice française, ils découvrent à leur retour qu'ils avaient perdu leurs troupeaux, que leurs biens avaient été séquestrés, que les colons refusent de les réembaucher et réclament même à leur encontre des mesures administratives d'éloignement ou d'internement... C'est l'occasion pour Georges Clemenceau de violemment dénoncer dans La Dépêche de Toulouse les méthodes du gouverneur général Revoil et le pouvoir répressif que le «Code de l'indigénat» de 1881 confère à l'administration coloniale au mépris de toute séparation des pouvoirs. Ce même quotidien l'écrit alors très lucidement : «Si la France laisse subsister ce régime, elle perdra l'Algérie ou elle aura fatalement à réprimer des insurrections encore plus terribles que celle de Margueritte».

Marché de dupes
Un nouveau débat parlementaire sur l'Algérie s'ouvre fin mars 1903, cette fois-ci sur une interpellation de Rozet dirigée contre les «tribunaux répressifs». Entre-temps, de nouveaux députés algérois élus aux élections de 1902 doivent accepter que soient corrigés les défauts les plus criants de ces juridictions d'exception qui survivront cependant jusqu'en 1931. Revoil est prié de démissionner à la veille du voyage que le président de la République Emile Loubet fait alors en Algérie. Le chef de l'Etat y célèbre pompeusement les vertus de la colonisation et la concorde entre Européens et Indigènes. «Les nuages sombres se sont dissipés, le malentendu n'existe plus», se félicite Eugène Etienne, député d'Oran et principale figure du «parti colonial». Les Européens «indigénophiles» veulent croire que le retour de Jonnart au Gouvernement général suffira à instaurer une colonisation plus humaine. Pour eux, le vaste débat qu'avait ouvert l'affaire de Margueritte se conclue ainsi sur un marché de dupes. Le coup de semonce de 1901 aurait-il pu donner le signal de réformes sincères mettant fin aux agressions économiques les plus graves subies par la majorité musulmane et lui ouvrant une véritable citoyenneté ?
De fait, l'alerte n'aura suscité qu'un regain des pratiques répressives expérimentées face aux grandes insurrections du siècle précédent.
Dépossession de masse. Représailles collectives. Incarcérations de simples comparses. «Double peine» judiciaire et administrative. Déni des principes du droit républicain pour la grande majorité de la population… On le voit : à l'échelle d'un village, Margueritte annonce aussi les méthodes qui, de manière irréversible, conduiront aux massacres de Sétif et de Guelma en 1945 puis à la guerre totale au prix de laquelle, dans le cas algérien, s'est payée la marche vers l'indépendance.Déjà, avant même que se renforce une conscience proprement nationale, le soulèvement de 1901 suggère aussi toute la complexité du rapport entre résistance économique, réaffirmation d'identité religieuse et défi politique à l'ordre en place.À l'exacte mi-parcours entre la grande révolte de la Kabylie en 1871 et le premier essor du Mouvement national au cours des années 1930, il doit être salué comme un jalon de la plus haute valeur annonciatrice dans l'histoire d'une Algérie à la recherche d'elle-même.Au-delà de cette portée générale, il resterait encore à restituer la continuité vivante qui, sans nul doute, relie, humainement et politiquement, le destin des insurgés de 1901 et les formes prises, cinquante plus tard, par la mobilisation patriotique dans cette rude région du Zaccar. En effet, il n'est sans doute pas une famille qui, localement, n'ait été touchée par la répression de la révolte de 1901, les représailles immédiates, les décès en prison ou au bagne, les persécutions dont ont été victimes les acquittés et les libérables. On connaît le nom de chacun de ces derniers. Alors, que sont-ils donc devenus après leur retour au pays ? Quelles traces orales ou écrites leur épopée a-t-elle laissé dans la région, dans les villages, dans chaque famille ? Comment, en 1954 et après, l'engagement de leurs petits-enfants en a-t-elle été marquée ? Mon plus grand souhait en venant ici serait qu'avec l'aide de la Fondation et des anciens moudjahidine qui portent la mémoire de la Wilaya 4, il se trouve quelques étudiants ou étudiantes en histoire, quelques enseignants, quelques responsables d'associations, pour engager sur place l'enquête qui permettrait de répondre à de telles questions. La jeune génération n'y trouverait-elle pas le plus beau moyen de se réapproprier ce passé et d'en faire l'une des clés de l'intelligence du présent et de la conquête de l'avenir ? Grâce à vous, je l'espère, ce souhait pourrait devenir réalité.
C. P.
*Auteur

Pour en savoir plus
Pour un récit détaillé de l'affaire de Margueritte : Christian PHELINE, Les Insurgés de l'an 1. Aïn-Torki (Margueritte) 26 avril 1901, Alger, Casbah éditions, 2012, et L'Aube d'une révolution. Margueritte (Algérie) 26 avril 1901, Toulouse, éditions Privat, 2012.Cet ouvrage se fonde notamment sur les archives de la Chancellerie (Archives nationales, Paris, BB18 2192), du Gouvernement général de l'Algérie (Archives de l'Outre-Mer, Aix-en-Provence, F 80 1690 à 1694), de l'armée de terre (Vincennes, 1H1020 et série 4M), de la cour d'assises de Montpellier (Archives départementales de l'Hérault, 2U2 1027 à 1031) et du bagne de Cayenne (Aix-en Provence, série H).Un compte rendu quotidien du procès d'assises est fourni par La Dépêche Algérienne et Le Petit Méridional. Les discussions parlementaires sur l'Algérie de mai-juin 1901 et d'avril 1903 sont rapportées dans les Annales de la Chambre des députés (archives de l'Assemblée nationale, Paris). La Question indigène en Algérie. L'Affaire de Margueritte devant la Cour d'assises de l'Hérault, de Camille Brunel, A. Challamel, Paris, 1906, se veut une défense de la politique coloniale d'appropriation foncière répliquant à la plaidoirie de Me L'Admiral au procès de Montpellier. Plusieurs œuvres littéraires ou cinématographiques évoquent la révolte de 1901 :
Raymond Marival, Le Çof , Mercure de France, Paris, 1902.Ferdinand Duchène, France Nouvelle, Calmann-Lévy, Paris, 1903. Ferdinand Duchène, Siroco, Baconnier, Alger, 1946.Lamine Merbah, Beni Hendel (titre français : Les Déracinés), long métrage de fiction, Alger, 1976.Laadi Flici, Qui se souvient de Margueritte ? ENAL, Alger, 1984.Amalia Escriva, Avec tout mon amour, long métrage de fiction, Paris, 2001.Ahmed Bencherif, Marguerite, t. 1, Publibook, Paris, 2008, t. 2, Edilivre, Paris, 2009.


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