Le professeur émérite de médecine, le militant de la première heure de l'indépendance de l'Algérie, l'Algérien Pierre Chaulet, a dit au revoir à son peuple. Pour toujours. Des hommages, des bios et du beau à son sujet, les journalistes, les politiques, les compagnons, les biographes et les historiens, nul doute à ce propos, s'en chargeraient. Ici même, c'est l'itinéraire d'une vie militante qui fait sens. Car il est le miroir de ce que l'Algérie possède et produit de meilleur. C'est la signification même du choix d'être entièrement, tout simplement, Algérien, qui éclaire puissamment le combat de sa vie. Celui d'un homme né Français sur sa terre d'Algérie. Et qui, en profonde conscience, a choisi les racines de la terre natale. Et lié son destin à celui du peuple algérien tout entier, alors même qu'il pouvait se confondre avec celui de sa communauté d'origine. Pierre Chaulet n'est pas Albert Camus. Dans le sens où lui, l'Algérien, ne s'est posé aucune question au sujet d'une option entre sa mère et la justice, c'est-à-dire entre la communauté matricielle et l'entité plus large, le peuple algérien. En 1967, brillant élu municipal à Alger, il expliquait lui-même à un journaliste français, avec des mots simples et tranquilles, pourquoi il a choisi d'être Algérien et d'être du combat pour la dignité de son peuple. Et sur ses lèvres revenaient des mots, des vocables, tels ceux de «militant», «mes concitoyens» ou encore «j'ai choisi la nation». Il disait qu'«en Algérie, il y avait les Algériens» et «ceux qui aimaient l'Algérie sans les Algériens». Lesquels, loin d'être dans l'altérité ou même dans la tolérance, «aimaient l'Algérie sans les Algériens». Et, dans le meilleur des cas, et avec les intentions les plus généreuses, chacun d'entre eux souhaitait «rendre l'Algérien pareil à lui-même». Pierre Chaulet, lui, a fait le choix d'être lui-même pareil à lui-même, à savoir Algérien. Alors, aux yeux de ceux qui aimaient l'Algérie sans les Algériens, il avait «perdu le sens commun». Mais il l'avait déjà perdu un peu quand il militait, avant d'être lui aussi un «fils de la Toussaint», dans l'Association de la jeunesse algérienne pour l'action sociale. Au contact d'autres Algériens tels Henri Maillot, Maurice Audin, Lamine Khène, Mohamed-Seddiq Benyahya et Bélaid Abdesselam, il a tôt compris qu'il n'y avait pas un problème algérien en Algérie mais un problème colonial. Avec d'autres amis, des humanistes pétris de valeurs du christianisme social, tels Pierre Roche et Pierre Propie, avec l'appui précieux et complice de l'Abbé Jean Scotto et sous l'influence bienveillante d'André Mandouze, il suscita au sein de l'Eglise d'Algérie un courant de pensée iconoclaste. Novateur, le résultat fut même révolutionnaire : cette branche progressiste dissociait la foi catholique de la domination coloniale. Mais Monsieur Pierre Chaulet ne se contenta pas de professions de foi anticolonialistes. Il rejoindra l'action révolutionnaire, moins d'un mois après le déclenchement de la guerre de Libération. Et par le canal de la forte légitimité révolutionnaire, celui D'Abbane Ramdane, le Saint Just algérien. Il en fut un des tous premiers compagnons. Hommes des missions clandestines et périlleuses du FLN dans l'Algérois, il est arrêté deux fois, en novembre 1956 et en février 1957. Les deux mois passés à la prison algéroise Barberousse, à proximité du couloir de la mort, forcirent ses convictions militantes et renforcèrent sa confiance dans le choix de défendre la juste cause de son peuple. Expulsé d'Algérie par le gouverneur général Lacoste, il rejoint Tunis où sa talentueuse polyvalence de médecin et de journaliste furent si précieuses à la Révolution. Plume perçante et percutante, il contribua, de manière décisive, à la création et à l'essor de l'appareil de propagande du FLN, notamment avec la création de sa première banque de données et d'images et la réalisation du premier court métrage algérien sur la Révolution, «Djazairouna». Médecin, il fut un monument de disponibilité et d'abnégation, surtout aux côtés de Frantz Fanon. Il l'avait repéré à l'hôpital psychiatrique de Blida, dès 1955, et l'avait présenté à Abbane Ramdane qui avait un urgent besoin d'un psychiatre pour prendre en charge traumas et traumatismes des combattants de la liberté. Bien entendu, la liste de ses actions militantes et de ses actes d'héroïsme reste à établir par les historiens et ses anciens compagnons de lutte encore en vie. Cependant, s'il y a une action plus forte que toutes les autres, car infiniment plus symbolique, c'est bien celle qui a trait à la Plateforme de la Soummam. En 1956, Pierre Chaulet et Claudine, sa compagne de toujours et à jamais, traversèrent la Kabylie avec le texte de la Charte de la Soummam dans les langes de Luc, leur nouveau-né ! C'est donc grâce à l'incommensurable courage et à la foi militante du couple que le monde en prit connaissance. De ce combat libérateur et de la lutte pour l'émancipation du peuple algérien après l'Indépendance, Pierre et Claudine Chaulet s'en sont fait acteurs, témoins et narrateurs dans un livre dense et poignant, «le Choix de l'Algérie, deux voix, une mémoire», une heureuse édition de Barzakh, en mars 2012. Récit autobiographique et témoignage historique de première valeur, il raconte aussi un couple heureux qui a gravé son bonheur dans le marbre de la lutte pour la dignité et l'indépendance de leur peuple. Tendresse d'une vie, née et épanouie dans l'amour du pays bien-aimé. Bien plus tard, en avril 2007, le professeur Pierre Chaulet signe, avec une quarantaine d'autres personnalités, un formidable texte de «Principes fondateurs d'une coordination républicaine pour un changement démocratique moderne». Les formules du diagnostic politique sont douloureusement justes : «dirigisme étatique», «libéralisme débridé», «courses aux places et aux prébendes», «confusion politique», «querelles de clans», «jeunesse désorientée», «population traumatisée par la violence». L'idéal à atteindre, une «démocratie moderne», fondée sur la justice sociale, la solidarité et l'unité nationales et portée par un «Etat fort soumis au contrôle démocratique». Le compagnon d'Abbane Ramdane est donc parti sans le voir se réaliser. Lui qui aimait Emmanuel Roblès, notamment lorsque l'auteur des «Hauteurs de la ville» se demandait «mais, en ce qui me concerne, quelle peut être ma patrie ?» Et qui répondait : «là où tu veux vivre, sans subir ni infliger l'humiliation.» N. K