Le plus grand brouillard règne, aujourd'hui, sur le paysage des nanoparticules dans le champ alimentaire. Même si la situation est amenée à s'éclaircir avec l'adoption par la France, dès le 1er janvier 2013, d'une obligation de déclaration des produits qui en contiennent. Alors que la régulation et la transparence concernant les nanomatériaux sont encore balbutiantes, peut-on d'ores et déjà en retrouver dans notre assiette ? Il y a de multiples moyens, pour une nanoparticule, de pénétrer dans notre alimentation. Et en premier lieu, de manière fortuite. Elles sont en effet utilisées dans des domaines extrêmement variés -pneus, crèmes solaires, panneaux photovoltaïques, etc.- et peuvent donc être relâchées dans la nature. Elles sont aussi utilisées dans l'agriculture, par exemple dans certains pesticides. Or, des chercheurs ont montré que des plants de soja pouvaient par exemple absorber, jusque dans leurs haricots, des nanoparticules d'oxyde de zinc présentes dans des produits cosmétiques, selon the Environmental magazine.
Emballages et additifs alimentaire s Mais elles sont aussi, et de plus en plus, présentes dans le secteur alimentaire pour les innombrables propriétés qu'elles font miroiter - pour les emballages en particulier. Enfin, elles sont directement incorporées dans les aliments via les additifs alimentaires. La silice par exemple. Selon le ministère de l'Agriculture, «des produits à l'échelle nanométrique sont utilisés depuis de nombreuses années en Europe et en France dans les aliments courants : la silice, autorisée au niveau européen depuis des années, est produite sous forme nano comme additif anti-agglomérant». Or, cet ingrédient -noté E 551 sur les emballages, par exemple dans des sauces tomates et vinaigrées- n'est pas identifié comme «nano», notait l'Afsset (Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (devenue Anses) Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) dans un rapport de 2008 (PDF). Car l'organisme européen en charge des additifs alimentaires considère qu'il n'est pas conçu comme un nanomatériau, visant à obtenir des propriétés bien spécifiques, différentes de celles de son cousin aux particules plus grandes. D'après lui, d'ailleurs, «il n'y a pas d'additifs alimentaires produits par les nanotechnologies». Néanmoins, note l'Anses, «il faut souligner que les agrégats et agglomérats de SAS [silices amorphes synthétiques] doivent être considérés comme des entités nano-structurées». En Europe, les nanomatériaux conçus intentionnellement pour l'industrie alimentaire sont encore assez marginaux, et plutôt au stade de recherche et développement. Aux Etats-Unis par contre, une étude publiée par Environmental Science et Technology montre qu'ils ont déjà fait leur entrée dans les garde-manger : un Américain consommerait chaque jour des nanoparticules de dioxyde de titane, utilisées comme colorant blanc (E171) dans de nombreux dentifrices et aliments -en particulier les friandises, comme les chewing-gums Trident, les M&M's ou les Mentos. Du coup, les enfants y sont encore plus exposés.
De moins en moins brandi comme argument commercial Les industriels n'étant pas sommés, jusqu'ici, de déclarer les produits contenant des nanoparticules, l'information à ce sujet se fait rare et partielle. S'il existe plusieurs inventaires de ces produits dans le commerce, ils se fondent uniquement sur ce qu'affichent les entreprises -or, l'usage des nanotechnologies est de moins en moins brandi comme argument commercial-, sans vérification possible. Néanmoins, l'inventaire le plus complet est celui du «Project on Emerging Nanotechnologies», réalisé par le think tank Woodrow Wilson Institute. En 2011, il recensait 1 371 produits dans le monde, dont 367 en Europe. Près d'un sur dix concernait le secteur alimentaire : revêtement intérieur des bouteilles de bière Corona, eau pour femmes enceintes et bébés (La Posta del Aguila), nombreux compléments alimentaires, vitamines et produits amaigrissants... En France -où l'inventaire se borne à des produits cosmétiques, comme le parfum Coco Mademoiselle de Chanel-, il existe une autre base de données de l'Anses, Nano3... qui n'est pas ouverte au public. Selon un rapport des Amis de la Terre (PDF) - qui cite aussi de nombreux produits, de la vitamine E soluble de Basf au revêtement intérieur des réfrigérateurs LG Electronics-, «beaucoup des plus grandes entreprises de l'industrie alimentaire, dont Nestlé, Unilever et Kraft, font des recherches en nanotechnologies pour la transformation et l'emballage des aliments». D'après l'association, Basf, Cadbury Schweppes, Danone, Mars Inc. ou encore Pepsico font aussi partie des principales firmes qui investissent dans la recherche sur ces nanomatériaux.
Des applications variées Les nanoparticules sont à peu près bonnes à tout faire, pour des applications plus ou moins utiles. Dans les emballages alimentaires, elles peuvent servir à barrer la route aux UV, à imperméabiliser un contenant, mais aussi de filtre anti-microbien, d'agent anti-odeurs, de capteur d'humidité... Le nano-aluminium, par exemple, rend le papier aluminium plus réfléchissant et moins collant. De manière générale, note un rapport de la Food and Agriculture Organization (FAO) et de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), elles améliorent «la sûreté, la traçabilité et la durée de conservation des produits alimentaires». Au sein des aliments, leurs propriétés sont tout aussi variées. Elles peuvent renforcer les arômes ou les effets nutritionnels d'un aliment, et, selon les «Amis de la Terre», réduire les graisses et les calories qu'il contient, augmenter le nombre de fibres, de protéines, ou encore de vitamines, changer sa couleur... «La réduction à l'échelle nanométrique des substances bioactives améliorerait aussi l'acceptation, l'absorption et la biodisponibilité dans l'organisme», notent la FAO et l'OMS.
«Impossibilité d'évaluer l'exposition du consommateur» Malgré toutes ces promesses et cette «entrée silencieuse dans l'alimentation» des nanoparticules, les identifier et les recenser relève toujours du casse-tête. Dans un rapport de 2009, l'ex-Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments, fusionnée avec l'Afsset pour devenir l'Anses) constatait, par exemple, qu'il n'était «pas possible d'identifier les produits commercialisés relevant des nanotechnologies à partir de notifications ou d'autorisations existant en l'état actuel de la réglementation dans le champ alimentaire». Et que, «considérant ces incertitudes, l'agence, de même que d'autres instances internationales, a conclu à l'impossibilité d'évaluer l'exposition du consommateur et les risques sanitaires liés à l'ingestion de nanoparticules». Face à ces lacunes, les initiatives se multiplient pour renforcer l'expertise dans ce domaine : mise en place d'un groupe de travail permanent à l'Anses en novembre, création d'une plateforme de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) en décembre... Avec parfois un succès mitigé pour gagner la confiance du public : en mai dernier, l'Allemagne annonçait le lancement d'une étude d'une ampleur sans précédent sur les dangers des nanoparticules sur la santé humaine, afin d'établir, si besoin est, des seuils maximaux d'exposition. Elle l'a confiée à la firme Basf, géant de la chimie, en pointe dans le secteur des nanotechnologies. Alors que la Commission européenne prône une approche au cas par cas pour évaluer les risques des nanomatériaux, le Centre d'analyse stratégique français relève, dans une note de novembre 2011, que «selon certaines études, près de cinquante ans seraient nécessaires uniquement pour tester la toxicité de tous les nanomatériaux actuels ; les tests sur seulement 2 000 substances par an pourraient coûter 10 milliards de dollars, et nécessiteraient le sacrifice d'un nombre considérable d'animaux de laboratoire chaque année».
Soupçons sur les risques pour la santé humaine La première question qui se pose est celle de l'infiltration, au fin fond de notre corps, des nanoparticules que l'on mange. Plusieurs études montrent qu'elles peuvent franchir les barrières de protection physiques, interférer sur le système immunitaire, pénétrer dans les vaisseaux sanguins, le système lymphatique et divers organes. Selon l'Afssa, «le foie et la rate seraient des organes cible, mais certaines nanoparticules sont retrouvées dans les reins, les poumons, la moelle osseuse et le cerveau». En outre, la taille des nanoparticules est déterminante dans leurs pérégrinations à travers notre organisme, comme le montre une étude menée sur des souris et citée par l'OMS et la FAO : «Les plus petites particules [d'or] ont été retrouvées dans les reins, le foie, la rate, les poumons et le cerveau, alors que les plus grandes sont presque entièrement restées dans l'appareil digestif.» La seconde question est celle de l'effet de ces nanoparticules sur notre santé. Question complexe, et jusqu'ici, pas entièrement résolue. En effet, selon Eric Gaffet, directeur de recherche au Cnrs, «il est difficile de généraliser sur la toxicité des nanoparticules, car elle dépend de divers paramètres : leur taille, leur morphologie, leur composition chimique... Il suffit qu'un paramètre change pour que leur toxicité change.» Du côté des nanoparticules de silice, par exemple, l'Afsset cite des études montrant que, si elles ne semblent ni cancérogènes ni génotoxiques, elles produisent un effet sur nos cellules : «L'interférence avec [certains constituants cellulaires] peut mener à un dysfonctionnement de la division cellulaire et perturber le trafic cellulaire.» Une autre étude publiée en 2012 dans Toxicological Sciences a testé l'effet du nano-argent in vitro et in vivo, injecté dans le sang de rats. Conclusion : les nanoparticules ont été retrouvées jusque dans le noyau des hépatocytes, des cellules du foie, et sont hautement cytotoxiques (altérant des cellules) dans cet organe vital. «Cette étude présente des preuves de la toxicité et du caractère inflammatoire potentiel des nanoparticules d'argent dans le foie, après ingestion.» A. B. In le monde.fr du 31 décembre 2012