C'est dans les gouffres sournois et destructeurs de la colonisation que se sont élevées les voix les plus criantes et créatives de la littérature algérienne. Pour répondre à l'injustice, à l'oppression, aux exactions subies au quotidien par les Algériens et les Algériennes sous le joug français depuis le débarquement de 1830, des écrivains ont osé écrire, décrire l'indicible malheur qui enserrait les leurs. Dénonciation et combat pour la liberté ont été les maîtres mots lancés par ces parfaits ciseleurs de rêves et… dans la langue de l'oppresseur. La liberté a été acquise au prix de milliers de vies brisées et l'Algérie a eu à vivre, depuis 1962, d'autres tourments. Mais les affres de la colonisation sont tenaces. Plus de 40 ans après l'indépendance de l'Algérie elles continuent de souffler sur les esprits créatifs de nos écrivains contemporains. En témoignent quelques noms : Merzag Begtache qui publiait en 2003, Calamus, un roman sur le débarquement français, Yasmina Khadra avec son dernier-né, Ce que le jour doit à la nuit, qui met en scène une histoire d'amour sur fond d'épreuves coloniales ou encore… Maïssa Bey avec sa dernière parution publiée aux éditions Barzakh, Pierre sang papier ou cendre, un texte qui retrace 132 ans de présence française sur les terres d'Algérie. C'est justement à cet ouvrage, qui a obtenu le mois dernier le prix du roman de la 13e édition du Salon international du livre d'Alger, que nous nous intéresserons aujourd'hui… Un roman pas comme les autres ! Le moins que l'on puisse dire sur la dernière publication de Maïssa Bey qui est considérée et présentée comme étant un roman, est que ce n'est pas un roman comme les autres. On est même tenté de dire que ce n'en est pas un ! Le roman est, certes, un genre littéraire protéiforme et variable au point qu'on n'a pas réussi à ce jour à établir les limites de ses formes mais il reste que des repères traditionnels reconnus permettent de le séparer de la poésie, du théâtre ou encore de l'essai. Le premier de ces éléments est la fiction, c'est-à-dire l'histoire imaginaire racontée, qui peut très bien être vraisemblable mais qui est fondamentalement irréelle. C'est, justement, l'absence de fiction dans le dernier ouvrage de Maïssa Bey qui l'éloigne du genre romanesque. Dans Pierre sang papier ou cendre, on ne peut découvrir aucune histoire mais on y rencontre par contre l'Histoire, avec un grand H. Le personnage principal, si l'on peut le considérer ainsi, n'est, d'ailleurs, autre que la personnification d'un pays. Maïssa Bey nous raconte l'histoire d'un pays qui a décidé, il y a près de deux siècles, d'en envahir un autre pour dispenser des lumières civilisatrices. Il s'agit de la France. «Elle avance. Droite, fière, toute de morgue et d'insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance. C'est elle, c'est bien elle, reconnaissable en ses atours. Tout autour d'elle, on s'écarte. On s'incline. On fait la révérence. Elle avance, madame Lafrance. Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance.» Hormis cette prosopopée, c'est-à-dire, la personnification de la France et l'omniprésence d'un enfant qui voit défiler 132 ans de colonisation sous ses yeux, les personnages évoqués dans les courtes scènes où alternent des réflexions pleines de lyrisme et de poésie sont des personnages empruntés à la réalité, tels qu'Albert Camus, Kateb Yacine ou encore Alexis de Tocqueville… Il est donc très difficile de considérer un texte qui raconte une histoire véridique sans nuances romanesques et avec un penchant avéré pour la réflexion comme un roman… Paul Eluard ou la liberté transfigurée Pierre sang papier ou cendre : un titre énigmatique pour une œuvre dont on a du mal à saisir la portée. Ce titre est, en fait, un vers emprunté à l'un des plus grands poètes français du XXe siècle. Un vers extrait du poème Liberté de Paul Eluard paru dans le recueil Poésie et vérité, en 1942. Un recueil de lutte et de résistance pour la liberté au moment où la France était sous l'occupation allemande. «…Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable de neige J'écris ton nom Sur les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom…» Ainsi, Maïssa Bey ne fait pas qu'emprunter la langue du colon pour dénoncer la fallacieuse mission civilisatrice et la destructive occupation qu'a eu à vivre l'Algérie. Elle va plus loin, en employant des figures symboliques de la résistance française de l'époque où a eu à vivre l'injustice… comme pour mieux mettre à nu son absurdité. Pour mieux dénoncer «Madame Lafrance [qui] n'écoute que ceux qui exaltent la noblesse de sa mission». Cet ouvrage poétique et ardent se dresse comme un pamphlet contre la colonisation et est né d'une demande qui a été faite à l'écrivaine d'écrire un texte en réponse à la loi du 23 février 2005 sur les rapatriés et dont l'article 4 glorifiait la colonisation. Un engagement difficile à saisir Pour Maïssa Bey, l'écriture est un acte de liberté et de création plus que toute autre chose. Elle a su toucher depuis son entrée sur la scène littéraire aux sujets qui fâchent, tels que les non-dits et les convenances coercitives qui se tissent autour de la condition féminine ou encore l'échec des autorités locales face aux inondations assassines de 2001 à Bab El Oued. Elle nous revient, donc, avec un sujet qui soulève la polémique même si l'écrivaine refuse de prendre des positions publiques tranchées, notamment sur la repentance, en déclarant il y a quelques semaines à un confrère de la presse nationale qu'elle ne voulait pas entrer dans ce débat car elle refusait qu'on la situe «comme quelqu'un qui va dans le sens de l'un ou de l'autre». Exactement comme elle a refusé qu'on la catégorise comme une écrivaine féministe alors qu'elle a dénoncé plus d'une fois et avec force des situations extrêmement pénibles sur la condition féminine. Maïssa Bey se caractérise quelque peu par un engagement difficile à saisir… Retour sur le parcours biographique de cette écrivaine qui ne cesse de gagner du terrain. De son vrai nom, Samia Benameur, Maïssa Bey est née en 1950 à Ksar el Boukhari, petit village au sud d'Alger. Elle est professeur de français dans un lycée à Sidi Bel Abbès et mère de quatre enfants. Elle a été «une enfant colonisée». Son père, combattant du FLN, a été tué durant la guerre de libération. Nourrie et imprégnée de culture française, elle écrit dans cette langue, dont elle déclare qu'«il est bien plus réaliste de [la] considérer comme un acquis, un bien précieux, et peut-être même un “butin de guerre” ainsi que la définissait Kateb Yacine». Elle est également présidente et fondatrice d'une association de femmes algériennes, «Paroles et écriture». A tous ceux qui lui demandent pourquoi elle écrit, Maïssa Bey répond : «Tout d'abord, aujourd'hui, je n'ai plus le choix, parce que l'écriture est mon ultime rempart ; elle me sauve de la déraison et c'est en cela que je peux parler de l'écriture comme d'une nécessité vitale.» Une nécessité vitale qui transmet à chaque fois un appel à la liberté dans une plume poétique qui saisit subrepticement… F. B. Les publications de l'écrivaine - Au commencement était la mer, roman, Marsa, 1996. - Nouvelles d'Algérie, Grasset, 1998. - A contre-silence, Paroles d'Aube, 1999. - Cette fille, roman, l'Aube, 2001. - Entendez-vous dans les montagnes…, récit, l'Aube/ Barzakh, 2002. - Journal intime et politique, l'Algérie 40 ans après, l'Aube/ Littera 05, 2003. - Les Belles étrangères, Treize écrivains algériens, l'Aube/ Barzakh, 2003. - L'Ombre d'un homme qui marchait au soleil, Chèvrefeuille étoilée, 2004. - Sous le jasmin la nuit, nouvelles, l'Aube, 2004. - Surtout ne te retourne pas, roman, l'Aube/ Barzakh, 2005. - Alger 1951, Barzakh/ Le bec en l'air, 2005. - Sahara, mon amour, l'Aube, 2005. - Bleu blanc vert, roman, l'Aube/ Barzakh, 2006. F. B.