La Tunisie vit depuis l'explosion sociale de Sidi Bouzid à la fin de 2010, au rythme des colères libérées, des frustrations qui s'expriment, de communions catégorielles, de rêves longtemps interdits. Les rues des villes et villages de Tunisie ne désemplissent pas de ces mouvements de protestation, de revendications. L'art est devenu aussi un vecteur de contestation parfois contesté lui-même quand sa verve et sa vérité dérangent certains courants de pensées obscurantistes et archaïques et qui vont à contre-courant de l'inéluctable dynamique de l'histoire. Cependant, la modernité et le progrès d'une société ne sont pas des fatalités. Le chemin qu'emprunte toute marche dépend des rapports de forces internes à la société. Le parti des Frères musulmans qui n'a joué aucun rôle déterminant dans la délivrance des Tunisiens du joug dictatorial de Benali et sa clientèle, a raflé la mise des premières élections libres ayant doté le pays d'une Assemblée constituante. La domination d'Ennahda ne s'explique pas par la puissance sociale du parti des Frères musulmans mais par sa structuration préélectorale et sa non implication dans la cogestion de l'ordre dictatorial comme l'ont fait d'autres partis. A ce titre, le parti de Ghannouchi s'est présenté comme l'unique rempart contre la résurgence du Doustour dont les relais dans l'Administration, les institutions et les sphères économique et sociale, étaient puissants. Le choix d'Ennahda pour gérer la période de transition est un choix réaliste de la majorité des Tunisiens qui, en dépit de la répression sont loin d'être apolitiques. La politique étant l'art du possible, Ennahda pouvait aux yeux de la majorité des Tunisiens, garantir une transition vers un système démocratique sans trop de casse. Mais le parti de Ghannouchi ne voit pas les choses de la même manière. Cette affirmation transparaît à travers la rédaction de la nouvelle constitution dont les relents idéologiques, islamisants sont manifestes. Sinon comment expliquer le retard pris dans la rédaction d'une loi fondamentale qui transcende les clivages idéologiques, politiques et les conjonctures. A défaut d'institutionnaliser et de constitutionnaliser la chariâa comme source de législation, Ennahda veut limiter les droits de façon implicite à travers des euphémismes liberticides. Le meilleur exemple est cette formule attentatoire aux droits des femmes et qui consiste à remplacer égalité des sexes par «complémentarité des sexes», sachant que le quart complète les trois quarts pour faire une part. Ennahda semble ignorer que la femme est une entité à part entière et n'a nullement besoin d'être complétée ou de compléter quiconque. L'autre aberration, c'est cette proposition que compte présenter le ministre de l'Enseignement supérieur, à la Constituante sur le port du Niqab dans les enceintes des universités. Les députés devront choisir entre trois propositions l'une interdisant le Niqab, la seconde l'autorisant, la troisième le réglementant. La majorité semble avoir opté pour une tactique qui consiste à gagner du temps dans un contexte tendu au plan social et économique.
Le pouvoir d'Ennahda est illégitime Le délai du 23 octobre 2012 comme date butoir pour l'adoption de la nouvelle Constitution n'a pas été respecté. Alors que la Constituante et par ricochet, le gouvernement Ennahda, sont caducs puisqu'ils ont été élus pour une année. Pourquoi Ennahda s'accroche donc au pouvoir ? L'enjeu majeur de la Constituante, c'est la nature du régime politique. Ennahda plaide pour un régime parlementaire alors que l'opposition défend l'idée d'un régime mixte qui accorde au président de larges prérogatives. Hamadi Jebali, alors chef du gouvernement avait souligné en octobre 2012 l'urgence de finaliser la rédaction du nouveau texte fondamental à l'Assemblée constituante, appelant à un compromis sur la nature du régime politique, soutenant ainsi l'idée d'un consensus politique proposé par l'Union générale des travailleurs tunisiens, pour établir une feuille de route sur la conduite du pays jusqu'aux prochaines élections, devant se tenir en mars 2013. Ces délais sont dépassés de loin et toutes les promesses d'Ennahda et de la troïka ne sont pas tenues. Les mouvements de protestation qui revendiquaient l'amélioration des conditions sociales, la création d'emplois, le logement, l'eau… ont mis le gouvernement Ennahda au pied du mur. Incapable de répondre aux attentes des citoyens, le parti de Ghannouchi a commencé à user de subterfuges de toutes sortes pour détourner l'attention des vrais défis de la Tunisie. La jonction des Frères musulmans avec le courant salafiste et djihadistes s'inscrivait alors dans une stratégie de chaos visant à instaurer un climat de terreur et de peur qui viderait les rues tunisiennes et ferait alors d'Ennahda le recours et la planche de salut de la Tunisie comme le laissait entendre Ghannouchi lors d'une intervention où il s'en prenait à l'opposition laïque et aux manifestants. «Ils ont commencé par couper les routes, bloquer les usines, et aujourd'hui ils continuent en s'attaquant à la légitimité du pouvoir», disait Rached Ghannouchi à ses partisans avant d'affirmer : «Ennahda est la colonne vertébrale de la Tunisie. La briser ou l'exclure porterait atteinte à l'unité nationale du pays.» En d'autres termes, Ghannouchi suggérait «moi ou le chaos». Les assassinats politiques et les attentats terroristes qui ne se limitent pas à la région de Châambi, sont venus au secours des Frères musulmans mis en minorité dans les rues tunisiennes. La manifestation de samedi dernier des partisans d'Ennahda n'a rassemblé que deux cent mille personnes qui défendent la légitimité divine d'un parti aux abois alors que sa légitimité politique a été consommée le 23 octobre 2012. Les Tunisiens qui revendiquent la dissolution de l'ANC et la démission du gouvernement, n'importent pas un coup d'Etat comme le laisse croire les Frères musulmans tunisiens, mais sont dans la légalité.
L'Ugtt et la société civile, l'impérative convergence L'ambivalence d'Ennahda ne peut durer et sa position entre deux chaises est inconfortable. Ghannouchi est conscient de la crise qui menace son parti. Dans un rapport récent sur le défi salafiste, Crisis Group estime qu'«Ennahda connaît de sérieux conflits internes. Un important décalage existe entre les positions politiques très consensuelles des dirigeants -lesquelles sont communiquées régulièrement à travers les médias, notamment étrangers- et les convictions profondes de la base militante». Même ambivalence envers les autres formations politiques et religieuses : «Pris entre deux feux, coincé entre une contestation salafiste parfois violente et une opposition séculariste à l'affût de la moindre de ses erreurs», Ennahda doit choisir : «S'il devient plus prédicateur et religieux, il inquiétera les non-islamistes ; s'il se conduit de manière politique et pragmatique, il s'aliénera une partie importante de sa base et créera un appel d'air profitant à la mouvance salafiste et aux partis situés à sa droite.» Face aux pressions de la rue qui ne décolère pas, Ennahda opte pour la cogestion des risques afin de ne pas en assumer politiquement les conséquences électorales. Ainsi, Rached Ghannouchi s'est déclaré en octobre 2012, juste avant l'échéance butoir du 23 octobre, favorable à la mise en place d'un gouvernement élargi pour diriger le pays jusqu'aux prochaines élections, alors que des forces d'opposition réclament la formation d'un nouvel exécutif. Ghannouchi a expliqué dans un entretien télévisé que les futures échéances politiques seront connues dans deux semaines en référence à la finalisation de la nouvelle constitution. Concernant l'élargissement du gouvernement, il a estimé qu'il «serait productif d'élargir le consensus en associant des formations comme le Parti républicain» qu'il a qualifié d'«allié potentiel». L'alliance tripartite qui dirige la Tunisie depuis les élections de l'Assemblée constituante compte le mouvement Ennahda, qui préside le gouvernement, le Congrès pour la République, du président Moncef Marzouki et Ettakatol de M. Mustafa Benjaafar, président de l'Assemblée constituante. A une question de savoir si des ministères de souveraineté pourraient être confiés aux partis qui intégreront la coalition gouvernementale, M. Ghannouchi a répondu que les ministères de souveraineté ne constituaient pas une ligne rouge à ne pas franchir. L'opposition exige la désignation de personnalités indépendantes à la tête de l'Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères. Il a exprimé son refus catégorique de tout dialogue avec le parti Nidaa Tounès (l'Appel de la Tunisie) de l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui se présente en alternative à Ennahda. L'opposition exige la formation d'un nouveau cabinet avant le 23 octobre 2012, date marquant une année après l'élection de l'Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle constitution du pays. Par ailleurs M. Ghannouchi a souligné l'impératif de combattre toute forme d'extrémisme accusant certaines parties de faire de la stabilité du pays un fonds de commerce et de vouloir entraîner le mouvement Ennahda dans une bataille avec le courant salafiste. Ce dernier devient subitement un épouvantail que brandit Ennahda dans un discours trompeur pour afficher sa vitrine démocratique. Implicitement, Ghannouchi fait du chantage aux Tunisiens : «Ennahda ou les salafistes». En fait, le salafisme en Tunisie s'apparente à un leurre qui détourne l'attention des vrais problèmes de la Tunisie : la justice sociale, le développement économique, l'emploi, le logement… L'élite tunisienne structurée au sein des organisations de la société civile et de l'Ugtt, s'inquiète de la montée de l'intégrisme et de ce qu'il génère comme violence et insécurité. Pourtant, cette élite a mieux à faire sur le plan social d'autant plus que les préoccupations majeures sont quotidiennement exprimées dans la rue. A l'image de ces de Tunisiens qui ont manifestaient régulièrement pour réclamer du travail et appelé à la chute du gouvernement. Les chômeurs vont ainsi plus loin que l'élite et ses dénonciations verbales de l'intégrisme. A l'appel de l'Union des diplômés chômeurs (UDC), les manifestants s'étaient rassemblés devant le siège de la Centrale syndicale (l'Union générale des travailleurs tunisiens, Ugtt) avant de défiler sur l'avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale hautement surveillée par la police. «Travail, liberté, dignité !», «Où sont tes promesses, gouvernement menteur», «Ni peur, ni terreur, la rue appartient au peuple», «Le peuple veut la chute du gouvernement», scandaient les manifestants. Dans un communiqué, l'UDC a réclamé la publication des listes de candidats admis dans des concours d'embauche dans la Fonction publique et de confier le recrutement à une instance autonome pour «garantir la transparence et mettre fin au népotisme». Le taux de chômage est tombé à 17,6% en septembre 2012 contre 18,9% durant l'année 2011 (14% en 2010), les diplômés formant le tiers de quelque 750 000 demandeurs d'emploi dans le pays. Ce taux de chômage national cache d'importantes disparités régionales allant de 50% dans des régions déshéritées, enclavées à moins de 6% sur la côte centre-est nantie. Cette situation d'il y a une année, n'a pas changé d'un iota. Elle s'est même aggravée et exacerbée par un climat de violence qui gagne dans l'espace. Le terrorisme en Tunisie risque de saper la dynamique de démocratisation du pays d'autant plus que Aymen Dhawahiri a ouvertement exprimé son soutien au Frères musulmans égyptiens, appelant implicitement au Jihad. Cette fetwa à peine voilée, encourage les choix d'Ansar Chariâa en Tunisie qui pourrait redoubler de férocité. A. G.