Photo : Sahel Par Abderrahmane Semmar Il est difficile de l'apercevoir. Son corps enveloppé de cartons et enseveli parmi des détritus est sans mouvement. Seul son visage crasseux laisse de temps en temps échapper quelques gémissements. Cela se passe chaque nuit d'hiver dans un coin de la place des Martyrs en plein centre d'Alger, où Messaoud, 45 ans, un vagabond sans logis, a élu domicile depuis plus de quatre jours. Une scène atroce qui ne marque guère les rares passants noctambules. Mais, ce soir, où le froid fait craquer les os, Messaoud a de la chance. Les équipes mobiles du SAMU social d'Alger sont de passage. Comme à l'accoutumée, Reda, Hakim, Zoubir et les autres «fidayîn» de la solidarité, font la tournée nocturne des principaux boulevards de la capitale pour distribuer pas moins de 300 plats chauds et 275 couvertures au profit de ces fantômes de la nuit en rupture avec la vie. Ainsi, malgré l'odeur nauséabonde, Reda, chef de service et responsable des équipes mobiles du SAMU social d'Alger, tend à Messaoud une main chaleureuse et s'enquiert volontiers de son état. «C'est un nouveau celui-là. Cela ne fait pas longtemps qu'il crèche ici. En tout cas, il va mal. Il faut qu'on le suive régulièrement», souffle-t-il à l'oreille de l'un de ses collègues. Messaoud, quant à lui, n'en croit pas ses yeux. C'est la première fois depuis qu'il est à la rue qu'on lui apporte à manger. Ne se sentant plus anxieux, il s'adresse à ses bienfaiteurs. Et il raconte : «J'ai travaillé durant 20 ans. J'ai exercé toutes sortes de métier. Au début des années 90, je me suis engagé dans la garde communale. Je voulais venger la mort de ma sœur et de son mari égorgés par des terroristes à Aïn Defla. Mais, je me suis retiré après avoir assisté à un accrochage armé avec un groupe terroriste lors d'une opération de ratissage. Mon meilleur ami est tombé mort sous les balles des assassins. Frappé par le deuil, j'ai décidé de ne plus porter les armes. J'ai fui, juste après, le pays. Je suis parti travailler en Libye dans le bâtiment où j'ai réussi à devenir maçon qualifié. Un jour, suite à un accident de chantier, j'ai perdu mon travail et toutes mes économies. J'ai donc dû rentrer bredouille au bled.» Après quelques années d'errance à Oran, Messaoud vit depuis plusieurs semaines sur les trottoirs d'Alger. Belfort, Hussein Dey, Bab El Oued, le SDF infortuné est tout le temps en quête d'un abri sécurisé dans les faubourgs sombres de la grande métropole d'Alger. Face aux adversités de la rue, Messaoud s'est endurci et a fait siens quelques mécanismes de survie. Mais lorsqu'on lui demande s'il a toujours foi en la vie, Messaoud part d'un rire sarcastique. Condamné à survivre avec 150 DA par jour qu'il gagne, avoue-t-il, en vendant des psychotropes, Messaoud se pose toujours cette lancinante question : Comment survivre jusqu'à demain ? «Je prends des risques en vendant de la drogue, mais il faut bien, si je veux vivre encore, avoir quelque chose à manger.» «Je vous en supplie, trouvez-moi un abri» A quelques pas de là, sur le boulevard Abane Ramdane, une femme emmitouflée dans des guenilles se bat avec les pans d'un semblant de couverture pour protéger un tant soit peu une fillette au visage angélique transie de froid. La dame et sa fille vont dormir là cette nuit, et toutes les autres, avec comme abri les arcades du boulevard. Notre interlocutrice s'appelle Aïcha. Elle et ses deux filles sont à la rue depuis plusieurs années. «Mon mari était très violent avec moi et mes filles. Il nous rouait de coups quotidiennement. Un jour, il est tombé gravement malade. Et quelque temps après, il est décédé. Ses frères nous ont, par la suite, chassés de la maison. Depuis, j'ai pas mal vadrouillé. J'étais hébergée avec mes filles au centre du SAMU social de Dély Ibrahim. Mais après l'incident de l'été dernier, on a retrouvé la rue», révèle-t-elle. La bonne dame a déposé des demandes dans plusieurs centres d'hébergement tels que Diar Errahma et le centre de Zeghara. Mais aucune suite favorable n'a été accordée à ses multiples demandes. A chaque reprise, on prétextait un manque de places. Condamnée à vivre avec ses filles dans la rue, Aïcha a affronté, toute seule et désarmée, tous les dangers. Et au moment où on lui parlait, un homme étrange rôdait autour de sa deuxième fille. Fort heureusement, les éléments du SAMU social sont juste dans les parages. Ils s'affairent à la rencontre du monsieur qui prétendait être un bienfaiteur de passage. «Cette petite fille m'a fait pitié. Je lui ai acheté à boire et à manger. Je loge juste à côté dans l'hôtel. Je l'ai aperçue de ma fenêtre», tente-t-il de convaincre les hommes du SAMU avant de déguerpir sous la menace. Reda ne se laisse guère berner. «C'est comme ça qu'opèrent les pédophiles. Ils essaient toujours de séduire les enfants de la rue à coups de cadeaux avant de les emmener dans un endroit pour abuser d'eux», assure le chef de service du SAMU social. De son côté, Aïcha peut désormais respirer. Mais elle ne cache pas non plus ses larmes. «C'est chaque nuit la même histoire. Une femme avec ses filles sans défense est une proie facile. J'ai vraiment peur de ce qui peut arriver à mes filles. Je vous supplie, trouvez-moi un abri sûr», implore-t-elle en sanglots. Des vies saccagées comme celle de Aïcha, les places et les rues d'Alger en fourmillent. Les miséreux définitivement désespérés s'approprient de nuit le boulevard Amirouche, le tunnel des Facultés, la rue Didouche Mourad,le square Port Saïd, le square Sofia, El Kettani… Partout, des vies se consument lentement et des destins brûlent sous le feu de la marginalisation et de l'exclusion sociale. Mais le spectacle le plus désolant se livre aux regards sous les arcades de la rue de la Lyre. Et pour cause, c'est toute une colonie de SDF qui s'y est nidifiée avec le temps. Dans des campements de fortune, des hommes âgés et moins âgés s'engouffrent dans des sarcophages de carton montés à la hâte par des sans-abri pressés de se protéger contre le froid. Selon nos guides du SAMU social, plus d'une centaine de SDF cantonnent chaque nuit dans la rue de la Lyre. De leurs propres aveux, c'est l'escale la plus délicate de leur tournée car souvent le nombre des repas et des couvertures est insuffisant pour satisfaire toutes les demandes. Il arrive donc qu'une bagarre éclate pour un peu de pain, un peu de riz ou une couverture avec à chaque fois cette même rengaine qui sonne comme un appel de secours, un SOS : «Donnez-moi encore un peu, je vais mourir de faim.» «On ne pourra jamais éradiquer ce phénomène» Selon M. Mustapha Allilet, sociologue de formation, directeur et premier responsable du SAMU social d'Alger, la capitale n'est pas près de cesser d'abriter des marginaux qui «végètent» dans le dénuement total. «Ne soyons pas idéalistes. On ne pourra jamais éradiquer le phénomène des SDF de nos villes. Car c'est avant tout un phénomène ‘‘socio-urbain'' universel qui concerne tous les pays du monde. Néanmoins, malheureusement, dans notre pays, il ne cesse de prendre des proportions alarmantes. C'est pour cela qu'il faut mettre en place un dispositif d'urgence pour atténuer la souffrance de ces sans-abri livrés à eux-mêmes», confie-t-il à ce sujet. Pour notre interlocuteur, c'est à Alger que se concentre l'essentiel du phénomène des SDF en Algérie. «La capitale offre beaucoup plus de lieux de refuge que les autres villes du pays. Un SDF peut aisément se fondre dans la masse urbaine d'Alger. Toutefois, il est à signaler que 85 à 90% des SDF de la capitale sont des étrangers qui viennent des autres wilayas, fuyant leurs drames antérieurs et laissant derrière eux un vécu difficile auquel ils ne souhaiteraient plus se frotter», explique encore M. Allilet. Aussi, selon lui, 35% des SDF de la capitale, dont le nombre dépasse les 5 000 personnes, nombre en constante augmentation d'une année à l'autre, sont des femmes et 8% des enfants qui constituent entre eux des bandes où ils peuvent se protéger ensemble et subsister grâce au vol, aux agressions, à la mendicité et quelquefois à la prostitution. N'omettons pas de préciser qu'un grand nombre de malades mentaux forme un bataillon de SDF d'Alger. Sur un autre registre, force est de constater également, reconnaît M. Allilet, que des réseaux mafieux n'hésitent plus à exploiter le malheur de cette frange défavorisée de la population. Dès lors, il arrive souvent que des jeunes filles qui font des fugues soient récupérées par des proxénètes véreux. Des cas de disparition d'enfants sont aussi signalés et certains observateurs désignent les trafiquants d'organes humains comme les auteurs de ces kidnappings. En tout cas, quoi qu'il en soit, tout le monde s'accorde à dire que les dangers qui pèsent sur la vie des SDF sont fort nombreux. Surtout lorsqu'on sait que leur sécurité n'est guère une priorité pour les pouvoirs publics. 80 millions de dinars pour reconstruire les pavillons de Dely Ibrahim A ces derniers, M. Mustapha Allilet lance un appel pour une prise en charge sérieuse des SDF qui hantent les rues des villes du pays. «Le SAMU social apporte seulement un secours de la rue. Or, ces SDF ont besoin d'un véritable processus de réinsertion sociale. Un SDF n'est pas condamné à le demeurer pour toujours. Il peut remonter la pente et s'intégrer de nouveau si un processus de réinsertion sociale est mis en place», souligne notre interlocuteur. Pour cela, il nous faut en urgence, développe M. Allilet, édifier des centres d'hébergement dans toutes les wilayas du pays. Cependant, la durée de l'hébergement ne doit, selon l'expert, pas dépasser 4 à 5 jours. L'objectif est de libérer le SDF des réflexes acquis dans la rue. Cette première étape terminée, il serait indispensable que le SDF intègre un centre de stabilisation sociale et ce, afin d'entamer un processus de réinsertion sociale s'étalant sur plusieurs mois. Sans un tel parcours, il est impossible d'endiguer l'expansion dangereuse des sans logis dans les rues de la capitale. Malheureusement, en l'absence d'un tel accompagnement, seul le SAMU social d'Alger est à même de d'offrir un peu de réconfort à ces rejetés de la société. Dieu merci, la wilaya d'Alger vient de consentir à reconstruire les pavillons du SAMU social à Dély Ibrahim qui ont été ravagés par les flammes dans l'incendie de l'été dernier. 80 millions de dinars ont été débloqués pour entamer dès janvier 2009 les travaux, de construction de deux pavillons de 200 places. La capacité d'accueil du centre serait donc renforcée en 2009 de 250 places ; auparavant, elle passera à plus de 400 places, après plusieurs mois d'inertie où le centre, frappé de plein fouet par le sinistre qui a fait deux morts, n'a pu héberger aucun cas social. Rappelons enfin que, suite à une proposition formulée par le ministère de la Solidarité nationale, le gouvernement vient de créer, par décret gouvernemental, en septembre dernier, un service pour une assistance sociale urgente. L'objectif que se sont assigné les autorités publiques à travers cette nouvelle mesure est d'ouvrir des centres qui offriront une aide sociale urgente aux SDF et autres vagabonds et les orienteront vers des centres d'accueil habilités à accompagner les personnes en difficulté pour une insertion réussie dans la société. Il faut savoir en dernier lieu que l'Algérie compte officiellement 31 000 personnes vulnérables, un terme utilisé pour désigner les sans domicile fixe (SDF), les enfants abandonnés, les femmes vivant dans la rue et les vieux qui nécessitent une prise en charge totale. Selon plusieurs spécialistes, ces chiffres sont en deçà de la réalité. Et pour ces parias de la société, le gouvernement a entrepris la création de cinq centres d'aide sociale ambulante au niveau national. Il s'agit plus précisément de centres régionaux répartis à travers les wilayas d'Alger, de Constantine, d'Oran, de Ouargla et de Béchar. Mais, tous ces centres promis n'ont pas encore vu le jour. Et en attendant une main tendue venant de quelque part, les SDF continuent à de vivre au sein de leurs grands malheurs.