Parmi les poètes du Maghreb, le Marocain Abdelatif Laabi est de ceux qui ont le plus tenu la promesse de subsister dans les sillons poétiques même si la poésie, il faut le dire, est de plus en plus rare à fleurir dans la forêt maghrébine. Il y a pas mal de voix qui se sont tues depuis quelques années ; même si les énergies poétiques sont là, la poésie ne suscite pas l'enthousiasme des éditeurs, la loi du marché l'exige. Les publications font défaut. Car, pour un éditeur, s'engager dans la publication d'un recueil de poèmes est un acte suicidaire. Cela dit, il y a des voix qui continuent à frayer des chemins pour la parole poétique et pour la terre future. Et Laabi est de cette généreuse terre qui maintient vif le rêve malgré toutes les terribles trahisons. Son dernier recueil Tribulations d'un rêveur attitré publié aux Editions de la différence témoigne de cette braise toujours en éveil et de cet éclat flamboyant du verbe. Un feu résistant à toutes les gerçures qui ne cessent de harponner la parole et l'homme aspirant à un avenir où chacun pourrait nommer sa folie sans risque d'enfermement. Ce recueil est composé du Livre 1, du Livre 2 et de Tribulations d'un rêveur attitré. Cette somme de réflexions explorent les territoires poétiques esquissés depuis voilà plusieurs années. Avec ce souffle récalcitrant qui refuse les mors de l'archaïsme rampant et de la médiocrité, Laabi interroge toujours la virginité du poème et scrute dans les moindres recoins le suc qui le fortifie ; en déchiffreur, il écrit : «Tu n'as que le lit pierreux de ton corps et les pentes abruptes de la mémoire à labourer.» Aiguisée à la meule de la dérision, sa langue assiège et pénètre au cœur de leur secret. Le mot d'ordre qui ouvre la guerre est si significatif : «Ordre du jour rien du moins que la table rase.» Il exprime tout ce souffle dont témoigne la poésie de Laabi. Avec son élégante révolte et sa fidélité, le poète explore son être et continue à nous offrir des gerbes de mots nourris aux fruits du corps et à la source de la haute aube, telles des abeilles butinant du pollen. Après un long parcours de poète, il est là pour exprimer la résistance de la poésie et par la poésie, ce qui donne naissance aux multiples érosions, toutes barbaries confondues, qui squattent les peuples déjà aigris par l'amertume des temps présents. Laabi écrit à ce propos : «Quand ils feuillettent le livre des origines, la moitié des pages leur échappe car ils ne lisent que d'un seul œil, infirmité cocasse des puritains noyés dans le stupre des mercenaires de l'histoire officielle.» Sans fuir sa propre réalité de poète, il exprime aussi ce qui le darde et le fait vibrer. Le poète parcourt ce qui fonde son être. Il compose des textes à partir des simples choses de la vie. Une simplicité essentielle. Il rappelle la poésie de Pessoa qui immortalisa les simples choses de la vie dans des poèmes restés comme des parenthèses à l'éternité. C'est dire que la simplicité est là où l'œil profond du poète becquette jusqu'à la meurtrissure d'où le soleil pénétrera. Les nombreux petits textes de ce livre mettent en exergue la part de l'essentiel qui les singularise au-delà de leur insignifiance apparente dans l'œil de ceux qui ne partagent pas l'amitié de la poésie. Le poète est là pour extraire de l'or de la boue, pour reprendre le mot de Baudelaire. La puissance du rêve est aussi une source à laquelle le poète s'abreuve. On y voit des songes devenus réalité. Les mots leur donnent corps et âme. Dans quelques textes, on retrouve des éléments épars de la propre vie de Laabi tels que le poème Elle qui retrace non seulement des pages douloureuses de sa vie de défenseur de l'espérance et du progrès, son emprisonnement, mais aussi et surtout des moments de joie comme par exemple la résurrection de l'amour et la défaite de la haine. La verve révolutionnaire habite toujours Laabi et ses mots sont la magnifique trace de cette envolée éruptive. A propos de l'Afrique, proie des famines et des enjeux politico-politiciens, continent violé par la peste des trahisons et de l'impérialisme, comme une braise qui agonise devant les stupides vents, le poète clame au monde : «Tes peuples aveuglés attelés ployant sous le joug faisant tourner la meule qui écrase les fruits de leurs entrailles les envieux qui vantaient insidieusement ta jeunesse t'ont condamnée à mourir jeune l'extinction annoncée de l'espèce commencera par toi.» Le périple effectué par le poète dans son pays d'enfance opère un retour aux sources et se présente comme un journal de bord de ce Maroc, pour reprendre l'un des titres du sismique Kheir Eddine où pparemment les choses ne sont pas tellement ce qu'elles étaient ; le poète garde toute son énergie poétique et politique puisqu'il riposte à ces monstres qui gangrènent le pays de l'enfance et retrouve aussi la part perdue que chaque poète recherche. La halte porte en elle aussi cette lumière qu'épure la réflexion et donne sens à tout ce périple natal, Laabi dira que «la halte est aussi fastidieuse qu'un labyrinthe», pour lui, «pourvu qu'il y ait la lucidité» sans laquelle le soleil de la conscience (Glissant) ne pointe pas à l'horizon. C'est parce que le poète a pour alliés substantiels la justice et la beauté que les barbares s'essoufflent, que le règne de la barbarie ne perdure que dans le triste cahier des tyrans et que le chant de l'amour traverse les siècles sans vieillir et sans trahir sa propre essence. C'est dans le secret que le poète avance et sans trop de bruit annonce l'aube d'une insurrection nouvelle où la sève revigore les dents afin de broyer les ténèbres. Ni les «techniciens de l'enfer», ni «la brigade inconnue des fanatiques» ne sauront taire cette âme de moine qui continue à célébrer la souveraineté de l'être et la puissance du poème. Et n'est-ce pas une des forces et le secret de la poésie que de cracher le morceau ? A. L.