Taïeb Hafsi Mars 2010 Ainsi, la structure fonctionnelle centralisée, celle qu'ont adoptée les administrations françaises, correspond bien à la période de recherche de l'efficience. Elle est compatible avec la standardisation et la production de masse. Lorsqu'on évolue ensuite vers la diversification, il faut passer à une structure divisionnaire décentralisée. En étudiant quelques administrations françaises, Crozier découvre une différence culturelle importante dans le fonctionnement des organisations. En particulier, la structure fonctionnelle à la française (qui caractérise le secteur public français) ne fonctionne pas comme la structure fonctionnelle nord américaine. Ainsi, en Amérique du Nord, lorsqu'on a une règle on l'applique. Si elle n'est plus bonne, on la change. En France, on n'applique jamais complètement la règle. Elle est plutôt utilisée par le chef comme menace pour obtenir le comportement souhaité : " si tu ne te comportes pas comme je te le demande, je t'applique la règle ! ". Ainsi donc, l'application de la règle est constamment négociée. Crozier était un peu irrité par le fait que les Français n'appliquaient même pas leurs règles. Il fut alors très critique du système français. En fait, c'est cette caractéristique là qui a fait que la France a été en mesure de s'adapter. Comme l'application des règles est négociable, cela donne des forums de débat sur l'application de la règle et permet de la flexibilité là où on ne s'y attend pas. Par exemple, il arrive souvent que les camionneurs bloquent toute la France. Ils se mettent en situation hors-la-loi. Normalement, s'ils étaient en Amérique du Nord, ils seraient jugés pour cela. En France, lorsque le problème est réglé, souvent on accepte de passer l'éponge sur le non-respect de la loi. Ceci se passe dans tous les secteurs de la vie française. Les Français et leurs autorités ont appris pendant presque 6 siècles à faire fonctionner la structure centralisée de manière flexible ! Leur système est unique et il est souvent mal compris par les élites françaises elles-mêmes. C'est pour cela que certains tentent d'amener le système français vers le système américain qui leur paraît plus clair. Le Président Sarkozy est de ceux-là. Plus important pour un pays comme l'Algérie, les Français n'ont jamais été capables d'expliquer aux Algériens leur système. Ils insistaient plutôt sur les aspects symboliques, sur l'importance du respect de la loi, etc. Les autorités algériennes ont été ainsi piégées au lendemain de l'indépendance. Elles essayaient d'appliquer des lois souvent inapplicables en prenant exemple sur la France : " Pourquoi ne sommes-nous pas en mesure d'appliquer nos règles comme le font les Français ? " et ils en faisaient souvent une question de fierté nationale. A mon avis, cela a accentué les tensions et plus tard la rupture entre la population et ses élites politiques. Ainsi donc, la France est centralisée, mais son système fonctionne comme un système décentralisé. Tous les pays occidentaux sont des systèmes décentralisés dans les faits. Dans un autre travail, avec un autre collègue nous avons aussi démontré que le système chinois est aussi un système décentralisé, même si pour certains aspects et dans certaines circonstances (e.g., crise du SRAS ou tremblement de terre du Sichuan) il devient momentanément centralisé. Les systèmes qui marchent en situation de complexité doivent être décentralisés dans les faits. Que nous apprennent ces considérations sur le socialisme et l'étatisme comme modèles de fonctionnement national ? Le socialisme est un modèle de société qui met l'accent sur la justice sociale et la solidarité du groupe. C'est un modèle qui, de mon point de vue, est compatible avec toutes les croyances religieuses. Je propose que ce soit même une dérivée de ces croyances. Nous avons tous besoin de croire en un monde de justice sociale et de solidarité. Donc le socialisme est un idéal acceptable. L'Étatisme est la croyance que la meilleure gestion des affaires d'une société, d'une communauté, est une gestion centralisée. Nous avons argumenté dans ce texte que ceci est vrai seulement lorsque l'organisation, la société, est simple. Lorsque la complexité augmente, comme dans le cas des nations modernes, disons l'Algérie, l'étatisme est une erreur scientifique. On ne peut pas gérer des systèmes complexes de manière centralisée. Lorsque le socialisme est associé à l'étatisme, on assiste au pire. En effet, les autorités utilisent le discours socialiste pour obtenir l'accord des populations. Ils utilisent ensuite l'étatisme, généralement par peur de perdre le pouvoir, pour freiner les initiatives et finissent par faire reculer la société. Il en résulte des systèmes qui ne marchent pas. C'est à mon avis à cela que des gens généreux comme Belaid Abdesslam ont été confrontés. Dans le livre remarquable de précision que Belaid Abdesslam a posté sur son site internet, il décrit de manière rageuse les approches qu'il a préconisées et les compare constamment au libéralisme débridé et incompétent qui a suivi. Il compare ainsi la situation des années 1970, l'une des " meilleures " que l'Algérie ait connues, avec la situation des périodes qui ont suivi jusqu'en 1993, qui fut marquée par un déclin spectaculaire du prix du pétrole, un service de la dette insupportable pour l'Algérie et le déclenchement de la violence islamiste. Cette comparaison est bien entendu favorable. Elle l'est parce que la période Boumédiène a été l'une des plus cohérentes de l'Algérie indépendante. Le pouvoir était fort et Boumédiène avait réussi à imposer une direction claire, même si discutable. La comparaison est aussi favorable parce que la période des violences a complètement déboussolé les dirigeants, accentué la corruption et détaché la population des politiciens. La comparaison que B. Abdesslam fait ne compare cependant pas les choix économiques de la période Abdesslam avec leurs alternatives. Elle ne compare pas le socialisme-étatisme avec le fonctionnement du marché, parce que le marché n'a jamais vraiment fonctionné sans intervention intempestive, B.Abdesslam lui-même en revenant comme premier ministre, en 1992-93, est intervenu régulièrement pour empêcher le marché de fonctionner. Les descriptions de B. Abdesslam ne comparent pas non plus l'Étatisme, dont il a été le champion, avec la décentralisation et le libre marché, parce qu'à aucun moment l'Algérie n'a été décentralisée. En fait, il compare une situation un peu plus cohérente, du socialisme-étatisme autoritaire, avec une situation incohérente, que je ne suis même pas capable de qualifier, où les différents présidents et premiers ministres allaient à contre sens l'un de l'autre, se contredisaient en permanence. Même lorsqu'ils faisaient des choses intéressantes, celles-ci étaient remises en cause l'instant d'après. La situation qu'Abdesslam rejette, c'est bien entendu celle que rejettent tous les Algériens de bon sens. C'est la situation du chaos et de la gabegie. C'est cette situation qui a préparé le lit de la violence islamiste. Ce que Abdesslam ne dit pas, c'est que la période du socialisme-étatisme a aussi été une période de grande inefficacité, cachée par les prix du pétrole. Cette inefficacité a généré la corruption et la gabegie qui ont suivi. Moi ou d'autres pourront, j'espère, le montrer dans d'autres articles. B. Abdesslam, dans son livre, défend sa démarche contre les évaluations qu'en a faites " le pouvoir de l'ombre " qu'il assimile à l'armée. Il a en particulier choisi de confronter le général Touati, que je connais à peine mais qui est présenté comme " le penseur du pouvoir obscur qui se superpose aux lois et règlements ". La théorie du Général Touati n'est cependant jamais présentée et je ne sais pas si elle existe. Elle semble avoir été simplement exprimée comme le rejet de la démarche de la période Boumédiène.