Il est remarquable de constater que la campagne des moissons, en plein mois de Ramadhan, sous un soleil de plomb, n'altère pas outre mesure la volonté des agriculteurs de la wilaya de Guelma de mener à terme leur mission. Bravant la chaleur caniculaire de ce début du mois de juillet et la soif qui assèche la gorge et noue les entrailles, les moissonneurs semblent puiser leur courage dans une foi inébranlable comme en atteste la pause de quelques minutes qu'ils observent lorsqu'arrive le moment de la prière du Dohr, quand l'astre flamboyant est à son zénith. La combinaison Ramadhan-moissons, difficile mais faisable S'activant au cœur des champs de céréaliers de la zone de Djebala-Khemissi, à 15 km à l'est de Guelma, des agriculteurs rencontrés par l'APS affirment qu'ils sont habitués, depuis des lustres, à travailler durant la saison chaude qui ne coïncide pas toujours avec le mois sacré. "Ce serait mentir que de prétendre que le fait de travailler dans les champs en plein Ramadhan est chose aisée", fait cependant remarquer Bachir, un vieil agriculteur de 74 ans. Stoïque, il affirme vouloir terminer, en dépit de tous les aléas, le travail déjà entamé. "Les quelques hectares que je suis en train de moissonner appartiennent à ma famille, c'est moi-même qui les ai labourés et semés, vous voyez-bien que, de toutes façons, je n'ai pas le choix", dit-il, quelque peu fataliste. A la question de savoir s'il a des enfants et si, le cas échéant, ils l'aident dans sa tâche, Bachir s'arrête un moment de travailler, met sa main en visière et scrute l'horizon à sa droite. "Vous voyez les deux silhouettes, là-bas ? Ce sont Achour et Mohamed-Seghir, mes deux fils et le troisième, Amor, l'aîné, conduit la moissonneuse-batteuse. Heureusement qu'ils sont là !" ajoute le vieil homme. Deux ou trois km plus au nord, un autre groupe, plus important, est au travail. Il est 10 heures et la température ne doit pas être bien loin des 40 degrés. Belkacem, solide quadragénaire semblant être le chef du groupe, le haut du visage caché par un large M'dhal (sorte de sombréro de paille), semble sur le qui-vive. Bachir et ses hommes, motivés par leur attachement à la terre qui les nourrit, peu enclins à accepter de voir leur labeur partir en fumée à cause d'un malencontreux incendie de récolte, accélèrent en effet le rythme et s'emploient à boucler la journée. Assis à l'ombre d'un arbre, suivant des yeux le lent cheminement d'une moissonneuse-batteuse, Youcef, 67 ans, natif de la zone agricole de Djebala-Khemissa, affirme que le progrès important et la mécanisation de la récolte, l'utilisation de moissonneuses-batteuses à cabine climatisée, a carrément révolutionné le travail des agriculteurs. Pour lui, c'est devenu "une partie de plaisir de moissonner son champ, même en plein été". Adel, un jeune de la commune de Tamlouka venu prêter main forte à sa famille durant les moissons, lève les yeux au ciel en entendant l'expression "partie de plaisir" dans la bouche de Youcef. Pour ce jeune homme de 20 ans, jeûner et travailler dans un champ est épuisant. "Je sens à chaque minute mon corps s'enflammer", glisse-t-il, la bouche sèche. Même si la tâche est des plus pénibles, les agriculteurs à Guelma sont engagés dans une véritable course contre la montre. Aidés par la disponibilité des moissonneuses-batteuses, ils parcourent les champs, amassent les récoltes et tentent de terminer la moisson le plus tôt possible. Ils se consolent en savourant par avance un sommeil réparateur précédé d'un bon f'tour et d'une partie de dominos, histoire de se régénérer et de faire disparaître les traces de toutes ces heures de travail harassant. Le rythme des moissons orchestré par les conditions climatiques Même pendant le Ramadhan, le travail commence très tôt dans les champs, à Guelma. Gérants d'exploitations agricoles, moissonneurs et journaliers arrivent au travail dès les premières lueurs du soleil, mais les moissonneuses-batteuses n'entrent en action que lorsque la chaleur commence à se faire sentir pour garantir un meilleur rendement. Faire intervenir les machines avant que les épis ne soient vraiment secs et durs "risque de compromettre la moisson" affirme Brahim, 55 ans, de la région d'Aïn Sandel. "Pendant les journées chaudes et sèches, nous pouvons lancer les machines dès les premières heures de la journée, mais lors des journées humides, vous n'entendrez pas les moteurs de moissonneuses-batteuses avant le milieu de la journée", explique Brahim qui cumule 35 ans d'expérience dans le travail de la terre. Il avoue aussi que le jeûne réduit ses heures de travail dans les champs à cinq heures par jour, alors qu'habituellement, il y passe jusqu'à 14 heures lors des moissons. De son côté Abdelmadjid, conducteur de moissonneuse-batteuse, se plaint de la chaleur que dégage le moteur de la machine. "Personne dans ces conditions ne peut attester de ne pas rompre son jeûne", dit-il, provoquant une indignation générale. Abdelmadjid affirme que la seule façon de réduire la "souffrance" consiste à "partager la tâche entre deux conducteurs et de prier pour que la moissonneuse-batteuse ne tombe pas en panne, en plein travail, prolongeant ainsi le supplice".
Des hommes à la volonté admirable Dans un champ où des dizaines de moissonneuses-batteuses exécutent un ballet assourdissant, au milieu de vastes champs de céréales, les machines arrivent dans un nuage de poussière à hauteur du jeune agriculteur Salim. Il est chargé de sceller les sacs disposés sur des goulottes, recevant les grains de blé. "La poussière assèche les poumons et les gosiers et il est difficile de ne pas rompre son jeûne, cela m'est arrivé deux ou trois fois", avoue-t-il avant de jurer avoir "payé sa dette". Salim avoue qu'à chaque fin de journée, il pense ne plus remettre les pieds dans un champ de céréales. "Mais, dit-il, après une bonne nuit de sommeil, je me réveille le matin, plein d'énergie, prêt à braver chaleur et poussière". Le jeune agriculteur soutient qu'un équipement de protection comme des lunettes et des masques est en mesure d'améliorer les conditions de son travail et "d'atténuer" la vague déferlante de la poussière qu'il subit. Mais, en attendant, il vaque à ses occupations et gagne 350 dinars par heure de travail. Les saisonniers chargés de ramasser les bottes de paille semblent avoir hérité de la tâche la plus "clémente". Dans le cas où les conditions climatiques le permettent, ils s'acquittent de leur tâche (elle peut nécessiter plusieurs jours) durant la soirée. La livraison de la récolte doit s'opérer, par contre, le jour même. Durant les quelques heures qui précèdent la rupture du jeûne, la récolte de la journée est chargée sur des camions et acheminée vers les silos de la CCLS (coopérative des céréales et des légumes secs). L'opération peut parfois se poursuivre, sous la lumière des projecteurs des engins, jusqu'à une heure tardive de la soirée.