Par deux fois, à deux heures d'intervalle, il a fondu en larmes. Allongé sur la pelouse du Stade de France, comme assommé par l'émotion. Un même geste pour des sentiments opposés. Dimanche 10 juillet, les sanglots de détresse de Cristiano Ronaldo, en début de match, se sont transformés en pleurs de joie au coup de sifflet final. L'ascenseur émotionnel a débuté par une chute brutale, précoce et inattendue pour le capitaine de la Selecçao, après un choc a priori anodin avec Dimitri Payet (7e). Le Portugais, touché au genou gauche, ne s'en releva pas, malgré ses tentatives de revenir sur le terrain en boitant. D'abord hué par le public français, les applaudissements ne résonnèrent en tribunes que lors de sa sortie définitive sur civière (25e), après plus d'un quart d'heure de calvaire. Cruel pour celui qui avouait avant la finale avoir " toujours rêvé de remporter un trophée avec le Portugal ". Cruel aussi pour un pays qui comptait tant sur son phénomène du Real Madrid afin de remporter sa première grande compétition. A peine entamée, la soirée prenait une tournure cauchemardesque. Revenait alors en mémoire cette phrase prononcée par la star portugaise après la demi-finale victorieuse face au Pays de Galles : " J'espère que dimanche vous me verrez pleurer de joie. " Aucun spectateur ne revit Ronaldo avant la fin du temps réglementaire, alors que ses coéquipiers serraient les verrous d'une rencontre jusqu'alors vierge en buts et frustrante pour la France. On imaginait la star se morfondre dans les vestiaires, un œil sur les médecins occupés à ausculter son genou, l'autre sur la télévision et la rencontre qui se poursuivait sans elle. L'attaquant refit son apparition juste avant les prolongations. Un bandage beige à la jambe gauche, la démarche claudiquante, il ne cessa d'haranguer ses coéquipiers, du bord du terrain, fêtant avec eux le but d'Eder (109e), replaçant un défenseur d'un geste de la main ou d'un cri, applaudissant, parfois. Au terme de la rencontre, en conférence de presse, un journaliste taquin demanda, sous forme de boutade, à l'arrière central Pepe, désigné homme du match : " Etes-vous satisfait de votre nouveau coach assistant Cristiano Ronaldo ? " Dans son rôle à contre-emploi, le buteur, auteur de trois réalisations lors de cet Euro, résuma ses émotions contraires : " Ce n'était pas la finale que je souhaitais, je n'y arrivais pas. La douleur était trop forte. Mais je suis très heureux. " Il fut évidemment le premier à lever le trophée Henri-Delaunay, et à l'embrasser devant ses coéquipiers. Pour Ronaldo, le traumatisme physique ne s'accompagne donc pas d'une blessure à l'ego, qu'il a aussi développé que ses abdos. Avec ce titre de champion d'Europe, il dépasse Luis Figo et Eusebio, figures du panthéon footballistique portugais mais jamais titrés avec la Selecçao. Le Portugal a démontré une fois de plus qu'il n'avait pas son pareil pour anesthésier les velléités offensives de l'adversaire, parfois jusqu'au bout de l'ennui.
Un gardien décisif Face à des Bleus dominateurs mais manquant de folie et de lucidité, les Portugais ont souffert, semblant parfois au bord de la rupture, comme sur cette frappe d'André-Pierre Gignac (90e), repoussée par le poteau. Mais ils ont tenu, affichant leur rigueur défensive. Si Pepe fut désigné homme de la rencontre, le gardien Rui Patricio aurait peut-être aussi mérité la récompense, lui qui fut décisif sur un tir croisé de Giroud (74e) et sur une puissante frappe de Moussa Sissoko (83e). " Cette équipe portugaise sait très bien faire déjouer l'adversaire, résuma, dépité, le sélectionneur français Didier Deschamps. Elle défend très bien et sait repartir très vite vers l'avant. " Depuis les huitièmes de finale, les Portugais ont disputé trois prolongations. Ils ne sont arrivés à s'imposer lors du temps réglementaire qu'une seule fois au cours de ce tournoi, contre le Pays de Galles. Mais tous les adversaires du Portugal ont fini par être endormi par le faux rythme imposé. Après leurs trois matchs nuls initiaux en phase de poule, les hommes de Fernando Santos n'ont encaissé qu'un seul but, face à la Pologne, en quarts. Cela ne dresse pas le portrait d'une formation séduisante, loin de là, mais la statistique esquisse les contours d'un bloc compliqué à jouer. " Le gagnant mérite toujours son titre, estime Deschamps. J'avais dit avant la finale que le Portugal n'était pas là par hasard. Alors peut-être qu'ils n'ont pas gagné beaucoup de matchs, peut-être y a-t-il eu des générations portugaises plus talentueuses, mais elles n'ont pas réussi à gagner. Cette équipe l'a fait et je ne veux rien lui enlever."
"On est dégueulasse !" Dimanche, plus la soirée avançait, plus s'esquissait un sentiment d'inéluctabilité. Même dominé, sans donner l'impression de bien maîtriser les débats mais sans être jamais vraiment débordé non plus, le Portugal finit toujours par s'imposer cet été. La règle s'est vérifiée durant tout l'Euro. Même sans Ronaldo. Même face à la France, contre laquelle les Lusitaniens restaient sur dix défaites consécutives, dont celles, traumatisantes, de l'Euro 2000 et de la Coupe du monde 2006. En tribunes, certains supporteurs de la Selecçao se moquaient bien des critères esthétiques, en entonnant un chant ironique : " On est dégueulasse ! " Pour eux, seule la victoire était belle. Auteur d'un demi-sourire devant les journalistes après la rencontre, le très pieux Fernando Santos, qui a tenu à remercier " Dieu pour tout ce qui arrive dans [sa] vie ", était sûrement du même avis. Comme souvent, il a loué la discipline de sa formation. " J'ai toujours dit à mes joueurs qu'ils avaient du talent, mais qu'il convenait d'être une équipe solidaire, organisée, encore plus concentrée que ses adversaires. " Par la force des choses, le Portugal a démontré dimanche soir qu'il était bel et bien une équipe. En un drôle de clin d'œil, la délivrance est venue du méconnu Eder, attaquant de Lille, et qui s'est contenté de bouts de matchs avec la Selecçao durant le tournoi. Demi-finaliste malheureux face à l'Espagne lors du dernier Euro, en 2012, le Portugal inscrit pour la première fois son nom au palmarès continental. Au moment de célébrer le triomphe de son équipe, et donc le sien, Cristiano Ronaldo se rappelait sûrement ses yeux rougis par la tristesse, il y a douze ans, lors de la finale de l'édition 2004. A domicile, la Selecçao s'était inclinée face à la Grèce et son jeu défensif. Cette fois-ci, l'histoire s'est répétée, en quelque sorte, et le désarroi du pays hôte a fait le bonheur du triple Ballon d'or, qui en a pleuré. Des larmes au goût de victoire.
L'explosion de joie de Lisbonne L'arc de triomphe qui ouvre la place du Commerce sur le quartier de la Baixa, au cœur de la capitale portugaise, n'a pas dû voir souvent pareil défilé. Dimanche 10 juillet, quelques instants après le coup de sifflet final actant la victoire portugaise, des dizaines de milliers de supporteurs de la Selecçao qui s'étaient massés face à un écran géant s'égayent dans les avenues environnantes. Lisbonne prend aussitôt des allures d'une vaste zone piétonne que tentent de traverser des processions de véhicules, klaxons bloqués et drapeaux au vent. Longtemps, les Lisboètes ont dû contenir leur joie dans ce match étouffant. A l'image de Duarte, un solide trentenaire enveloppé dans un drapeau, qui, à la 25e minute, manque d'envoyer valser sa bière à la manière d'un Ronaldo jetant rageusement son brassard de capitaine sur la pelouse, lorsqu'il sortit sur blessure. Une rumeur inquiète accompagne alors la star qui grimace de douleur, même si on applaudit sa sortie et l'on donne du " Por-tu-gal ! " pour se réconforter. " On a une vraie équipe, ça va passer. Même sans lui ", prédit Duarte. Pendant près de deux heures, c'est Rui Patricio, le portier portugais, qui endossera le costume de héros de la nation, l'arbitre celui du méchant, et Griezmann puis Gignac ceux de gâcheurs de soirée potentiels. Jusqu'à ce que surgisse Eder à la 109e minute, qui d'un tir à ras de terre propulse l'équipe portugaise au sommet de l'Europe. Un tir qui assomme les quelques supporteurs français et réveille la place, qui s'embrase à grand renfort de fumigènes et où beaucoup joueront les prolongations jusqu'aux premières heures du jour.
" Le pays en avait tellement besoin " A près de 2 000 kilomètres de là, à Saint-Maur-des-Fossés, Paulo Fernandes, les yeux rougis, a du mal à trouver ses mots. " Mais je peux vous assurer qu'à l'intérieur, c'est une explosion, sourit ce Portugais de 38 ans, natif de Viana do Castelo, proche de la frontière avec la Galice. On avait des comptes à régler avec les Français depuis 1984… Ce match a été à l'image du parcours du Portugal durant l'Euro. On a souffert jusqu'au bout. " Dans les rues du Val-de-Marne, le département le plus " portugais " de France, la liesse qui a suivi la victoire de la Selecçao était à la hauteur de ce premier titre historique. Terre d'accueil des immigrés venus de tout le pays à partir de la fin des années 1950, la communauté lusitanienne y est estimée à plus de 80 000 personnes - sur les 1,2 million de Portugais ou de Français descendants d'immigrés portugais vivant dans l'Hexagone. Au bar-restaurant La Grillade de Saint-Maur, ils sont près de 300 à s'être rassemblés pour suivre cette finale entre le Portugal et leur pays d'adoption. Tout au long de la rencontre, la tension à la limite du supportable. Mais à l'image de la défense portugaise, qui plie mais ne rompt pas, les supporteurs lusitaniens n'abdiquent pas, rythmant le match à grands coups de cornes de brume. Puis vient la délivrance. Sur la terrasse, on saute, on crie, on s'embrasse, on pleure. Pour Daniel Almeida, 26 ans, né à Coimbra, gagner ici en France, " c'est très symbolique. Il était temps qu'on gagne quelque chose. Le peuple portugais le mérite, la France a longtemps été notre bête noire, il fallait changer le cours de l'histoire. " Un peu plus loin, Elisabeth Teiga, Franco-Portugaise de 42 ans, assure, elle, que la fête ne fait que commencer : " Le pays, englué dans la crise, en avait tellement besoin… Ça va donner une bouffée d'oxygène aux Portugais et montrer une autre image de ce petit pays qui a tellement besoin d'exister. "
Les journaux portugais saluent le triomphe de la Seleçao Les journaux portugais ont largement rendu hommage à la victoire du Portugal, dimanche soir, en finale de l'Euro face à la France (1-0 a.p.) Un lendemain sacré, c'est évidemment le sujet qui occupait la Une des journaux lusitaniens. La victoire du Portugal en finale de l'Euro face à la France (1-0 a.p.) qui constitue "la plus grande réussite du football portugais", selon Metro qui salue les nouveaux "Rois d'Europe" avec une photo de Cristiano Ronaldo au milieu de ses coéquipiers la Coupe dans un bras, le poing levé vers le ciel. Sur le visage du triple Ballon d'Or, on peut lire le soulagement d'avoir enfin écrit une ligne à son palmarès international. "Eternels" (O Jogo), "Epique" (Record), les journaux sont dithyrambiques après cette finale remportée au bout de la nuit grâce à un but dans la seconde période de la prolongation d'Eder (109e). L'attaquant a le droit à la Une de Publico, qui titre "10 juillet, le jour du Portugal". Le bourreau des Bleus partage celle de Diaro de Noticias, qui consacre 20 pages à la victoire portugaise, avec CR7 et un sobre mais efficace"Champions". Le quotidien sportif de référence, O Bola, a choisi de mettre en avant le capitaine portugais, passé du cauchemar au rêve après avoir été blessé dès la 8e minute lors d'un contact avec Dimitri Payet. "Nous sommes champions d'Europe, la fierté du Portugal", peut-on lire sur la première page du journal. "Elle est à nous !" clame le Jornal de Noticias qui a choisi une photo où c'est Fernando Santos, l'artisan du succès portugais, qui soulève la Coupe entouré de ses joueurs.