El Watan 20 mars 2010 Historien de référence du nationalisme et de la révolution algérienne et acteur de premier plan de cette révolution au sein du FLN, Mohamed Harbi — ayant lui-même participé aux premières négociations — rappelle avec concision le contexte politique dans lequel les Accords d'Evian ont été signés et leur contenu. Il nous livre aussi des clés de compréhension de la relation algéro-française, qu'il analyse sans concession, et ouvre avec pertinence des questionnements dont devraient se saisir les responsables politiques des deux Etats. Mohamed Harbi est l'auteur d'ouvrages qui font autorité, dont Archives de la révolution algérienne, (Jeune Afrique, 1981 ) ; Le FLN, mirage et réalité, (Jeune Afrique, 1980 et 1984) ; Le nouvel ordre international, (Arcantère, 1992) ; L'islamisme dans tous ses états (sous sa direction) (Arcantère, 1991) ; L'Algérie et son destin, (Arcantère, 1992) ; Une vie debout, vol. 1, (La découverte, 2001) ; La Guerre d'Algérie (en collaboration avec Benjamin Stora, 2004) ; Le FLN : Documents et histoire, 1954-1962, (en collaboration avec Gilbert Meynier, Fayard, 2004). Les accords d'Evian, signés le 19 mars 1962 entre la France, puissance coloniale, et les représentants du GPRA, étaient-ils exclusivement fondés sur les modalités réglementant le recouvrement par le peuple algérien de sa souveraineté nationale ? On oublie, quand on évoque les accords d'Evian, le contexte de l'époque. Nous étions face à des problèmes militaires que nous n'avions pas les moyens de résoudre, mais nous avons réussi, aux plans politique et diplomatique, à fragiliser la position de la France qui, par ailleurs, affrontait une sédition. Le compromis d'Evian reflète cette situation. Le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) a honoré les revendications exprimées dans l'appel du 1er novembre. Il n'a pas cédé sur la question du Sahara. Il a fait reconnaître le principe de la réforme agraire. Reste que la place des questions économiques était seconde. Toutes les dispositions contenues dans ces Accords ont-elles été mises en œuvre ? Ont-elles été respectées par l'une et/ou l'autre parties signataires ? Non. Par exemple, la récupération des richesses en vertu de la problématique algérienne s'est faite en contravention des accords d'Evian qui prévoyaient une juste et préalable indemnisation. Un autre exemple, les accords d'Evian transmettaient à l'Etat algérien l'héritage français en Algérie. En fait, la transmission s'est faite à l'Etat FLN. Aucun autre mouvement n'a été autorisé à présenter des candidats à la constituante. C'est également une dérogation aux accords d'Evian. Ces accords reposaient sur un pari : la cohabitation entre deux communautés sous l'autorité d'un Etat multiculturel. Il n'a pas été tenu. Le premier coup a été porté par l'OAS, les Wilayas ont fait le reste. C'est ce qui a fait dire à Jean-Marcel Jeanneney, premier ambassadeur de France en Algérie : « Si les choses se sont mal passées, ce n'est ni la faute du gouvernement français ni des Algériens… » Aucun des deux interlocuteurs d'Evian ne maîtrisait son propre camp. Que reste-t-il des Accords d'Evian, 48 ans après leur signature ? Ne sont-ils pas dépassés ? Dans leurs relations bilatérales, l'un et/ou l'autre Etats peuvent-ils encore s'en prévaloir ? L'Algérie a mis un terme aux clauses qui limitaient son indépendance économique et culturelle, mais elle avait un privilège quant au statut des Algériens en France. Qu'elle se réfère à un texte de droit pour le garder, c'est de bonne guerre, même si on peut lui opposer que ces pratiques les ont rendus caducs. Mais si cette revendication n'est pas seulement un chiffon rouge à l'usage des émigrés, la diplomatie algérienne ne pourra se dérober au principe selon lequel, entre deux Etats souverains, l'équilibre des avantages est de rigueur. Et dans ce cas, pourquoi revenir à Evian et ne pas traiter l'ensemble des relations bilatérales comme cela a déjà été envisagé Comment expliquez-vous que les Etats français et algérien n'arrivent pas encore à dialoguer sereinement de leur passé commun ? Ce travail, s'il est amorcé par les historiens et les sociétés civiles des deux pays, n'est-il pas encore marginal ? Les controverses franco-algériennes ne sont pas toutes de même nature. Il y eut d'abord les controverses vitales pour l'Algérie, consécutives aux nationalisations et au statut des émigrés. Aujourd'hui, la controverse porte, entre autres sujets, sur la compréhension du fait colonial. Ce thème est devenu une question d'actualité à partir du moment où les associations de rapatriés et de défense de l'OAS ont reconstitué des relais politiques au Parlement faisant, à tort ou à raison, du vote pied-noir un enjeu politique. Côté algérien, la tentation de refonder le lien social en réactivant le passé colonial et d'unifier les Algériens est claire. Il ne fait pas de doute que la force de l'Etat n'est pas organisée et utilisée de façon efficiente. Les élites, qui se partagent le pouvoir en alliance ou en concurrence, se montrent incapables d'élaborer des objectifs qu'il faut poursuivre en trouvant pour cela des moyens appropriés. Au lieu d'éduquer politiquement la nation, elles se bercent d'illusions en privilégiant leurs intérêts de groupe par rapport aux intérêts de puissance de l'Etat. Un Etat est crédible auprès de ses interlocuteurs quand il s'appuie sur ses populations et les respecte. Pourquoi l'Etat français est-il réticent à reconnaître sa responsabilité dans la colonisation de l'Algérie et des méfaits qu'elle a engendrés ? Examinez la politique de la France sur le génocide au Rwanda et vous aurez une réponse. Il a fallu un fiasco diplomatique de première grandeur pour que le président de la République française trouve une formule alambiquée pour admettre les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis. Pourtant, les considérations de politique intérieure ne pèsent pas autant que pour l'Algérie. La loi du 23 février 2005, n'était-ce pas pour faire capoter le pacte d'amitié que le président Chirac s'apprêtait à signer avec le président Bouteflika ? Tout n'est pas encore clair dans le traitement de ce dossier. Pendant que se déroulaient les discussions à son sujet, une commission de l'Assemblée nationale avait entamé un débat sur le fait colonial. Ce débat n'avait rien de secret et tous ceux qui le suivaient savaient qu'il allait déboucher sur une révision de la compréhension du fait colonial. Si, à ce moment-là, notre diplomatie avait mis en garde le gouvernement français sur les conséquences qu'elle entraînerait dans les relations bilatérales, le débat aurait sûrement gagné en clarté. Lorsqu'avec Claude Liauzu, Gérard Noiriel, Gilles Manceron et Gilbert Meynier, nous avons donné une conférence de presse pour dénoncer au nom des historiens cette loi, l'Algérie n'avait pas réagi. J'aimerais bien comprendre pourquoi ? Les Algériens ont besoin de savoir. Ils doivent bénéficier du droit à l'information. On ne doit pas les traiter comme des potiches qu'on mobilise en claquant des doigts. Les binationaux pèsent-ils dans la relation entre les deux Etats ? Représentent-ils un des enjeux de la relation algéro-française ? Ils sont bien sûr un enjeu, ne serait-ce que dans les batailles mémorielles dont les incidences politiques sont évidentes. La jeunesse scolaire en France est composée aujourd'hui de Français d'origines maghrébine, africaine et asiatique appartenant à l'ancien empire colonial. Or, l'histoire enseignée à l'école est encore, malgré quelques ajustements récents, l'histoire d'une partie des Français. Il y a déjà plus d'une décennie, Suzanne Citron avait, dans un ouvrage, Le mythe national, l'histoire de France revisitée, préconisé l'intégration de l'histoire des groupes minoritaires en France, ce qui appelle une condamnation claire et nette du phénomène colonial et de l'esclavage. Or, pour beaucoup de dirigeants français, l'enseignement de l'histoire est conçu comme un outil de francisation et non comme un instrument d'ouverture sur les autres.