Retour sur le drame de Boukhadra El Watan le 25.01.11 Après 9 jours de coma, le jeune Mohcin Bouterfif, 27 ans, a rendu l'âme hier après s'être immolé par le feu le 15 janvier dans la commune de Boukhadra, wilaya de Tébessa. Boukhadra, 150 km au nord-ouest de Sidi Bouzid. Là où la poudrière tunisienne a explosé. L'acte désespéré de Mohamed Bouazizi a fait des émules de ce côté-ci de la bande frontalière. Sans doute, l'onde de choc a été ressentie ici plus qu'ailleurs. Les villes de Kasserine, Gafsa, El Kef, Haïdara sont à une centaine de kilomètres de Tébessa. La contagion était dès lors inexorable. Les frontières entre les deux communautés algéro-tunisiennes, travaillées par plusieurs siècles d'échanges, sont des plus virtuelles. Les nouvelles de Tunisie voyagent vite. Par air, dans les bagages des voyageurs, dans les 4×4 des contrebandiers. Très suivis, les programmes télé et radio tunisiens de Gafsa FM, Nesma TV, les chaînes arabes Al Jazeera, Al Arabia diffusent en boucle la «révolution on line». Sixième jour de l'immolation. L'incompréhension, la colère, un profond sentiment d'injustice consument la population de Boukhadra. A cran, les services de sécurité filtrent les entrées et les sorties, surveillent les allées et venues, contrôlent toute personne étrangère à cette petite ville minière. La hantise d'une explosion à la tunisienne met l'appareil répressif en état d'alerte. «C'est la presse étrangère qui nous inquiète. Elle n'est vraiment pas la bienvenue», nous dit, d'une voix off, le chef de brigade de Boukhadra. L'intrusion intempestive du gendarme au milieu de cette foule amassée en cette matinée de vendredi devant le domicile des Bouterfif à Haï Essaâda, quartier de la Félicité (sic), était à deux doigts de rallumer l'incendie. Se sentant indésirable, l'officier après un contrôle sommaire de nos cartes de presse, tourne les talons. Une semaine après le drame, Mohcin Bouterfif, le «Bouazizi» algérien, hospitalisé à Annaba est décédé. L'image de cet Algérien qui s'est transformé en torche humaine fait honte au régime. Immortalisées par un vidéaste amateur, les râles du supplicié, brûlé au 3e degré, ont fait le tour des chaînes étrangères et de la blogosphère. Ce samedi 15 janvier, au lendemain de la chute de Ben Ali, la localité de Boukhadra est propulsée violemment au-devant de la scène. Jeune chômeur de 27 ans, Mohcin a été expulsé quelques jours auparavant, avec sa femme enceinte d'un deuxième enfant et son fils Nidal, d'un logement qu'il squattait. Lors de son transfert à l'hôpital, on retrouvera dans sa poche l'avis d'expulsion et sa condamnation à une amende de 100 000 DA. Chez les Bouterfif, le temps était comme suspendu aux nouvelles qui parviennent par dose homéopathique du CHU Ibn Sina, où il fut admis. Le black-out sur l'information imposé par les autorités au personnel médical d'Ibn Sina est total. Neguazi raconte, non sans émoi, la scène. «Nous étions une dizaine de jeunes à observer ce jour-là un rassemblement devant le siège de la commune», raconte un de ses amis. «Nous voulions juste du travail et il y avait une quarantaine de postes dans la mine exploitée par l'indien ArcelorMittal. Le maire n'a rien voulu entendre ou peut-être les a-t-il déjà vendus, comme ils ont tous l'habitude de faire ici : Illa andek courage, lance le maire à l'endroit de Mohcin, Dir kima Bouaziz, chaâl rouhek ! Fais comme Bouaziz si t'as du cran, immole-toi par le feu !». Furieux, Mohcin s'éloigne en courant de la mairie – où les jeunes manifestants étaient entravés par les gendarmes – puis revient au bout de quelques minutes muni d'un bidon d'essence, s'asperge le corps et allume le feu. Les «grands brûlés» de Boukhadra L'œil hagard, la bouche écumante, le père du «grand brûlé» étreint nerveusement son petit-fils Nidal, humait le moindre signe de la providence. Dans l'appartement exigu, où logent les neufs membres de la famille, flotte une odeur de deuil. Dehors, un air vicié plane sur ce qui fait office de ville de Boukhadra. Un ensemble de cités-dortoirs, déshumanisées, manquant cruellement d'équipements publics. Une agglomération à l'aspect sordide, croulant sous des tonnes de détritus qui viennent s'ajouter à la poussière de silice que dégage la mine et qui empoisonne la population depuis près d'un siècle d'exploitation. L'eau est rationnée. En hiver, le précieux liquide coule une fois tous les 15 jours. En été, il faudrait compter en nombre de mois. Pas de gaz, pas d'éclairage public, une dizaine de cafés maures, un lycée, un CEM, une école primaire, un bureau de poste, un dispensaire pour 40 000 habitants. La salle de cinéma et le terrain de pétanque hérités du temps de la société de l'Ouenza ne sont l'objet d'aucun intérêt. Amer, le vieux Mesbah regrette les temps anciens. «El hala kant khir min hak. La situation était meilleure avant. Aussi, maintenant, je ne peux pas croire celui qui me dira que l'Algérie est indépendante. Ce Djebel Boukhadra qui donna en sacrifice tant de moudjahidine et de chouhada et qui n'a pas envoyé un seul de ses fils comme terroriste dans les maquis, est complètement oublié». Niché au pied du Djebel Boukhadra, un des plus importants gisements de fer d'Afrique du Nord après le massif de Ouenza, situé à une trentaine de kilomètres au nord, l'agglomération de Boukhadra a pourtant tous les atouts pour réussir une croissance profitable à ses habitants. Mais elle est à l'image du pays : une région immensément riche, une population foncièrement pauvre. La multinationale indienne qui a repris les mines de Ouenza et Boukhadra, ArcelorMittal, n'a pas tenu ses promesses en matière de préservation de l'emploi existant. La mine, dont la capacité de production est de 1,8 tonne de minerai par an, tourne au ralenti. Plusieurs centaines de travailleurs ont déjà été mis à la porte. Les jeunes du village égrènent des chapelets de complaintes. Le quotidien des jeunes de Boukhadra est des plus sordides. Plus des deux tiers sont au chômage. Pas de loisirs, pas de terrain de sport, drogue et alcool… les jeunes tournent en rond. Des fauves en cage. L'armée et les services de sécurité sont quasiment les seuls employeurs de la région. Plus de 800 policiers et militaires issus de cette agglomération. Les pensions octroyées par l'Etat aux anciens moudjahidine, aux enfants et veuves de chouhada constituent la principale ressource des foyers. «A 18h, Boukhadra ferme. C'est le couvre-feu permanent», fait observer un jeune. «Q'ils nous envoient sur une autre planète et si ce n'est pas possible, qu'ils construisent autour de nous des miradors ! Ainsi, tout le monde saura qu'on est vraiment dans une prison.» Le chômage affecte toutes les tranches d'âge. Lakhdar, chômeur depuis un demi-siècle, pointe du doigt la bureaucratie locale : «On n'est pas contre Bouteflika ni contre bladna. On ne veut pas détruire le peu de choses que nous avons. On veut juste que ce wali, ces directeurs de wilaya, ce chef de daïra, ce maire, les banquiers, l'Ansej… cessent de nous mépriser et de boire notre sang. Yahegrou fi chaâb et yacherbou demou !» Les mechtas alentours, abandonnées des dieux et des hommes, croulent sous la misère et le dénuement. Les petites agglomérations d'El Meridj, Aïn Zarqua, situées au nord-est de Boukhadra, à 2 km de la frontière, ne sont pas mieux loties. Plus au sud, à Bakaria, c'est un tout autre univers. Ranchs, villas cossues, quartiers résidentiels, la commune de Bakaria, située à une dizaine de kilomètres du poste frontalier de Bouchebka, est «la» plaque tournante de la contrebande à Tébessa. Carburant, pièces détachées, produits alimentaires, cuivre, cigarettes, friperie… tout transite par cette «plateforme commerciale», véritable zone franche, pour ne pas dire territoire libéré, sur lequel règnent en maîtres absolus les parrains de la contrebande. La contrebande par «pipe line» Sur la RN10 menant au poste frontalier de Bouchebka, les contrebandiers ne se cachent même plus. Au quotidien, de jour comme de nuit, au nez et à la barbe des services de sécurité, le même ballet incessant de pick-up Hilux surpuissants et chargés de fûts et de carburant. A l'entrée de la ville, au barrage, les gendarmes observent le manège sans broncher, impassibles. A Tébessa, autre scène hallucinante dans toutes les pompes à essence où, de jour comme de nuit, les policiers de la ville veillent sur les longues files de véhicules des «hellaba» (contrebandiers), au point où même les citernes de Naftal chargées de carburant se négocient avant même d'être vidées dans les cuves des pompes. La corruption des agents de l'Etat n'est, ici, un secret pour personne, une discipline pratiquée à longueur d'année. Les contrebandiers appellent cela le «bail», sorte de «contrat de location… de la route» passé avec les ripoux des services de sécurité. «On fait du 50/50 avec eux», dit Razik, contrebandier depuis une dizaine d'années : «A moi tout seul et pour un seul trajet aux frontières, je transporte 2000 à 3000 litres par jour.» Livré à la frontière tunisienne, le carburant est revendu le double de son prix. «Pourquoi je me sentirais coupable dès lors que les gens du gouvernement font de la contrebande par pipeline, tandis que moi, j'en suis encore aux jerricans ?» Tébessa, jeudi 20 janvier. Le premier visiteur de Theveste ne peut être que frappé par l'état de délabrement de la ville. La wilaya est en état de «non-gestion». Les lieux de vie, les infrastructures routières, les vestiges romains, byzantins… l'ancienne médina exsudent l'abandon. Les abords du théâtre romain sont depuis longtemps transformés en friperie, malgré l'interdiction. Peu d'investissements publics. Aux ordres, Tébessa sent à plusieurs lieues à la ronde la corruption, la rapine, le trafic d'influence, les règlements de compte… Dans cette contrée où les shérifs jouent aux hors-la-loi et les hors-la-loi aux shérifs, l'omerta est de rigueur. A moins d'un soulèvement à la Sidi Bouzid ! Mohand Aziri Lectures: The administrator needs to log in and select a Google Analytics account.