Article du Président Benyoucef Benkhedda à l'occasion du 43e anniversaire de la création du GPRA. Septembre 2001 43e Anniversaire du GPRA 19 septembre 1958 – 19 septembre 2001 Benyoucef BEN KHEDDA Bismillah Il y a 43 ans, le 19 septembre 1958, naquit le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) au Caire, capitale du monde arabe. Je ne vous ferais pas l'historique du GPRA ; le sujet est vaste et demande du temps ; je me limiterai à la période où j'avais été appelé à la présidence de cet organisme, qui s'étend de septembre 1961 à l'indépendance en juillet 1962. A la succession de Ferhat Abbas à la tête du GPRA, nous devions faire face à deux problèmes majeurs qui se sont imposés autant par leur urgence que par leur importance : - les négociations avec de Gaulle interrompues depuis deux mois, - le conflit avec l'Etat-major général (EMG) de l'ALN qui commençait à se dessiner. Fallait-il les affronter simultanément ? Ou donner la priorité à l'un d'eux ? Les affronter simultanément ? Un conflit armé avec l'Etat-major et son chef Boumédienne n'était pas à écarter, et nous n'étions pas sûrs de la fidélité des troupes de l'ALN des frontières, soumises depuis plusieurs mois à un endoctrinement anti-GPRA. Cependant quelle qu'en fut l'issue, cela nous aurait terriblement affaiblis dans notre position vis-à-vis de l'adversaire français avec lequel nous étions en pourparlers, notre force première étant l'unité de la Révolution surtout l'unité de la direction FLN-ALN, même une unité de façade ; en cas d'échec ç'eût été l'échec, et nous n'avions alors aucune solution de rechange. Nous donnâmes donc la priorité aux négociations où l'avenir de la Nation était en jeu, avec l'espoir qu'une solution au conflit avec l'EMG pouvait être trouvée après la libération des « cinq » ministres détenus en France[1]. La bataille du tapis vert La bataille du tapis vert est aussi redoutable que la bataille armée. Elle a ses lois, ses objectifs, sa stratégie, sa tactique. L'ennemi peut les utiliser pour diviser, démoraliser, manipuler, développer l'esprit de compromis et de capitulation. D'autant que l'histoire de la colonisation abonde d'exemples de cessez-le-feu violés, de traités de paix déchirés, d'engagements non tenus dont les peuples colonisés ont fait les frais. D'où la vigilance constante que requérait, pour nous, pareille entreprise. Il fallait coûte que coûte éviter la division, face à un adversaire puissant qui combinait les moyens militaires aux moyens psychologiques et politiques. Aucune faille n'était permise chez le peuple et les cadres appelés par la suite à appliquer le cessez-le-feu et surtout au niveau du sommet. Le soucis d'associer les « cinq » ministres à la négociation et d'obtenir à la fois leur libération et leur accord a été une constante au GPRA. Aussi avons-nous veillé à les tenir informés pour préserver une position commune et l'unité des rangs. L'appel aux armes du Premier novembre 1954 n'a jamais fermé la porte aux négociations, bien au contraire. Les contacts entre le FLN et le gouvernement français, sans être officiels, ont toujours été secrets, depuis la rencontre Abane-Ben Khedda, en 1956 à Alger, avec l'envoyé de Pierre Mendès-France, l'avocat Maître Charles Verny, jusqu'aux accords d'Evian rendus publics le 19 mars 1962 revêtus des signatures de Krim et de Joxe, en passant par les entretiens, à Rome, entre d'une part Mohammed Khider, Abderrahmane Kiouane et M'hammed Yazid représentant le FLN, et Commin et Herbaut représentant le gouvernement de Guy Mollet d'autre part. Commin, secrétaire général par intérim de la SFIO avait eu un seul contact avec Khider au Caire. A Belgrade, Khider et Debbaghine ont eu une rencontre avec Herbaut. Tous ces contacts eurent lieu en 1956. Le négociations débuteront officiellement en février 1961 et se poursuivront pendant plus d'an, jusqu'au 19 mars 1962, et même au-delà. C'est avec l'arrivée de de Gaulle au pouvoir et son discours sur l'autodétermination – 16 septembre 1960 – que le conflit algéro-français prend une nouvelle tournure. Divergences algéro-françaises Le lutte héroïque de notre peuple conjuguée à la pression internationale a mis de Gaulle dans l'obligation de proposer des mesures concrètes pour tenter de résoudre le conflit algérien qui coûtait de plus en plus cher à la France et la menaçait dans son unité nationale même. Sous quelle forme ? Par l'autodétermination, c'est à dire l'organisation d'un référendum portant sur trois options : l'indépendance, l'association, la francisation. De Gaulle, tout en rejetant l'indépendance et la francisation, choisit l'association « le gouvernement des Algériens par les Algériens en union étroite avec elle (la France) pour l'économie, l'enseignement, la défense, les relations internationales ». C'est l'autonomie interne, c'est-à-dire la souveraineté limitée. Comme si cette limitation ne suffisait pas, de Gaulle fractionne la nation. Il conçoit des régions autonomes sur la base de communautés ethniques de régime du type fédéral « afin, dit-il, que les communautés diverses, française, arabe, kabyle, mozabite etc., qui cohabitent dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie propre et un cadre pour leur coopération ». C'est le régime fédéral qui aboutit en fait au morcellement de l'Algérie. A ce concept diviseur, le GPRA oppose celui de la nation algérienne formée d'un même peuple, façonnée depuis des siècles par une histoire et une culture arabo-islamique communes qui ont donné à l'Algérie son vrai visage et sa personnalité renforcée dans la lutte anticolonialiste. Aux côtés de ce peuple, une communauté dominante : la minorité européenne. Celle-ci ne doit pas être un prétexte pour maintenir les privilèges coloniaux. Ce problème doit être réglé dans le cadre d'un état algérien unitaire. De Gaulle agite en outre la menace de la partition au cas où les Algériens se prononceraient pour l'indépendance. Il envisage pour les Européens des « zones » pour leur « regroupement et leur établissement ». De plus la France garderait le Sahara ainsi que toute l'infrastructure pétrolière. « Toutes dispositions seraient prises pour que l'exploitation, l'acheminement, l'embarquement du pétrole saharien qui sont l'oeuvre de la France et intéressent tout l'Occident, soient assurés quoiqu'il arrive » déclare de Gaulle. Ce pétrole va prolonger la guerre de trois ans. Pour l'autodétermination et son organisation ce sont « toutes les tendances politiques » qui seraient représentées. C'est l'idée de « table ronde » qui est reprise et la non-reconnaissance du principe du FLN « représentant unique de la Résistance »[2]. Le désaccord est profond entre la conception gaulliste de l'autodétermination et celle du GPRA. Pour ce dernier, il y a des conditions politiques et militaires à remplir avant d'arriver à l'autodétermination. Il faut qu'il y ait cessez-le-feu d'abord, et le cessez-le-feu ne peut se concevoir sans l'accord préalable sur ses conditions. Les premiers contacts entre délégués français et délégués du GPRA se solderont par l'échec de Melun (25/29 juin 1960) où de Gaulle demande ni plus ni moins la capitulation de l'ALN, rejetée ipso facto par le GPRA. Ce sont les manifestations populaires d'Alger et des grandes villes sous le drapeau du FLN, en décembre 1960, qui pousseront les Français à s'asseoir de nouveau autour d'une table pour les discussions avec le FLN. Commencées à Lucerne en Suisse le 20 février 1961, deux mois après ces événements historiques, elles feront apparaître des divergences fondamentales entre les deux délégations dont voici l'essentiel: L'ordre public demeure toujours assuré par les forces françaises, « Le Sahara ? Pas question, réplique Pompidou aux délégués du GPRA ; il ajoute : « Le Sahara, c'est une mer, elle a ses riverains ; l'Algérie, c'est un de ses riverains et la France se doit de les consulter tous ». Le problème de l'armée française est laissé à part ; Mers-El-Kébir est revendiqué comme propriété française, à l'image de Gibraltar, enclave britannique en territoire espagnol. De Gaulle ne veut pas entendre parler « guerre », pas plus que de « cessez-le-feu », mais de « trêve ». Une fois la trêve négociée, dit-il, il y aurait une déclaration du gouvernement suivie de celle du GPRA condamnant le « terrorisme » « ou tout acte de violence ». Les « cinq » ministres emprisonnés seraient libérés alors et participeraient aux négociations. Le GPRA refuse de discuter séparément du cessez-le-feu et des garanties d'application de l'autodétermination. Il ne veut pas réitérer Melun. Il rejette la « trêve » qui est la cessation des actions militaires entre deux parties, tandis que le cessez-le-feu règle au préalable les problèmes politiques et militaires, et n'est que l'aboutissement de discussions plus ou moins longues. Il repousse l'idée des « tendances » qui est un moyen de division afin d'isoler le FLN et rejette naturellement la partition du territoire. A Lucerne, donc, divergences profondes sur l'état algérien, que l'on peut résumer ainsi. De Gaulle GPRA Autonomie interne . . . Pleine souveraineté, Algérie amputée du Sahara . . . . . . . . . . . . . Intégrité du territoire, Sahara compris, Morcellement de l'Algérie en ethnies . . . Unité de la nation algérienne : il n'y a pas deux peuples mais un seul, de culture arabo-islamique, et une minorité européenne étrangère, Table ronde . . . . . . . . . Le FLN, interlocuteur unique, Trêve . . . . . . . . . . . . . . Cessez-le-feu. Ainsi apparaît la conception gaulliste de « l'association » : une Algérie amputée de son Sahara, avec une présence militaire française gardienne des privilèges économiques de la France et de ceux de la minorité française[3]. De là découle le sort de cette minorité à laquelle de Gaulle réclame la double nationalité : algérienne et française, et rejetée sur-le-champ par le GPRA. On a prétendu que les accords d'Evian contenaient des dispositions secrètes. J'affirme qu'il n'y a jamais eu de clauses secrètes entre le GPRA et le gouvernement français. Ces accords ont paru intégralement et publiquement le 19 mars 1962. J'ai publié un démenti à ce propos ainsi que M'hammed Yazid membre du GPRA et Réda Malek ancien Premier ministre qui ont participé tous les deux aux négociations. (Cf. Le Matin du 24 octobre 1997). Si après l'indépendance, le gouvernement algérien a signé un quelconque accord sur les armes chimiques et bactériologiques c'est à lui de répondre et de donner des explications. En fin de compte, ne cessons pas de le rappeler : les négociations se sont terminées par une grande victoire pour l'Algérie : l'indépendance dans l'intégrité territoriale. Une grande victoire L'ennemi n'a pas digéré à ce jour la « perte » de l'Algérie, une de ses plus grandes défaites, qu'il se garde bien d'avouer ou de reconnaître publiquement. Notre victoire sur lui fut une victoire éclatante, et l'une des plus glorieuses de notre histoire. Elle peut être une leçon pour tout le monde : celle d'un petit peuple, qui réussit à triompher d'une grande puissance moderne parce que sa cause était juste et qu'il était uni. Que cette grande puissance ait mobilisé l'immense supériorité de son potentiel humain, matériel, militaire et financier, qu'elle ait bénéficié de l'appui sans réserve de l'Occident et des quinze Etats membres de l'OTAN, ne changera rien au succès du peuple algérien. Sa victoire, on ne le répètera jamais assez, s'est terminée par le retrait d'une armée d'occupation de 500 000 hommes appuyés par 200 000 supplétifs ( soit environ un soldat pour huit Algériens). Elle a acculé un million d'Européens enracinés dans le pays depuis plus d'un siècle à un départ massif vers la France. Surtout, elle a contraint la France à reconnaître solennellement à l'Algérie sa souveraineté nationale dans le cadre de son intégrité territoriale, Sahara compris. Tout cela est prodigieux, et doit constituer une source d'enrichissement et de fierté pour chaque Algérien. Tout cela honore notre mémoire collective. C'est un patrimoine moral exceptionnel qui consolide la nation et ses valeurs patriotiques. Une victoire mal gérée A l'indépendance, l'Algérie dispose de cinq atouts majeurs pour son développement : - le Sahara et ses immenses richesses, - la souveraineté nationale qui lui permet d'opter pour un choix de développement, - un prestige international sans pareil, - un peuple uni, prêt à se lancer dans la bataille du développement, - un sens du civisme et de la morale très élevé. Quel a été le bilan de quarante années d'indépendance ? Le Sahara pourvoyeuse de devises qui nous a permis de survivre est en passe de nous échapper au profit des grandes sociétés transnationales ; l'Algérien du Nord rencontre les pires difficultés pour s'y rendre, comme si la partition du territoire national était un fait acquis. La souveraineté nationale se perd au profit des grandes puissances et leurs instruments de domination mondiale : le FMI et autres instances internationales qui nous humilient et nous imposent leurs diktats. Notre prestige à l'étranger est au plus bas et nous continuons à traîner à l'arrière du cortège des nations en voie de développement. Le peuple quant à lui, uni et discipliné en 1962, est plus divisé que jamais. Le virus du régionalisme a fait sa réapparition à un point tel que certains poussent l'outrecuidance jusqu'à réclamer l'autonomie de leur province, encouragés dans la voie du séparatisme par l'ancienne puissance coloniale. A l'heure de la mondialisation et alors que l'Union Européenne poursuit sa consolidation, ces gens-là veulent nous faire marcher à reculons et nous plonger dans la régression. L'affaiblissement des valeurs islamiques a donné lieu à l'exaltation du particularisme narcissique. Un coup terrible a été donné à l'unité nationale. C'est grâce à cette unité nationale que la victoire de l'indépendance a été acquise. Nos ancêtres ont perdu la guerre contre l'occupant colonial parce qu'ils ont lutté en ordre dispersé ; malgré leur héroïsme et leurs immenses sacrifices, ils ont été défaits. A aucun moment ils n'ont opposé un front commun à l'ennemi. Seul le FLN, en faisant appel à tous les Algériens sans distinction de région, d'origine, de classe, ou de parti, a pu unifier les rangs de la Révolution et libérer la patrie. L'Islam a été le ciment de l'Union. C'est parce que nous avons évacué de nos pensées et de nos actes les valeurs morales et spirituelles de l'Islam que nous avons perdu la bataille du développement. Le mobile matériel est devenu la seule finalité de l'existence. Nous nous sommes éloignés de la Proclamation du Premier novembre 1954 et du message légué par nos chouhadas : « L'Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » L'Islam enseigne que l'Homme, qu'il soit Arabe, Berbère ou de toute origine est d'essence divine et que le respect de la personne humaine est un principe sacré. « O hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle ; nous vous avons répartis en peuples et en tribus. Le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est le plus pieux. Dieu est omniscient, en vérité, et bien informé » (Le Coran, Sourate Al-hujurât). Si l'Algérie est aujourd'hui endeuillée par 10 ans de guerre civile ; 200 000 morts et des milliers de disparus, nous en sommes tous responsables, les uns et les autres, chacun à son niveau ; la plus grande responsabilité incombe cependant aux régimes et aux hommes qui nous ont gouvernés depuis 1962. Je n'ai pas de solution miracle à proposer à la sortie de la crise que nous vivons ; je pense néanmoins qu'il faut arrêter coûte que coûte l'effusion de sang sur le terrain dans l'immédiat et que toute solution passe d'abord par le redressement de nos valeurs morales et spirituelles islamiques qui s'opposent à la désintégration de la société. Avant de terminer, permettez-moi d'avoir une pensée pour les enfants de l'Intifada et le peuple palestinien qui luttent pour leur survie. Qui mieux que le peuple algérien comprend les souffrances du peuple palestinien livré à lui-même, face à l'armada sioniste et qui subit une véritable guerre d'extermination de la part de l'Etat raciste d'Israël avec le soutien inconditionnel des Etats-Unis. Colonie de peuplement à l'image de « l'Algérie fran,çaise », la Palestine martyre et le combat héroïque qu'elle mène n'est pas sans rappeler la guerre coloniale sanglante menée par la France en Algérie avec ses exactions et sa répression féroce : assassinats d'enfants, extermination des chefs, tortures, violation flagrantes des droits de l'homme, politique de la terre brûlée... Mais nous disons à nos frères palestiniens : Patientez et persévérez dans votre combat contre l'oppresseur, restez unis car aucune force au monde ne peut venir à bout d'un peuple qui lutte pour une cause juste. C'est la grande leçon de la Révolution algérienne. [1] . Les « cinq » ministres étaient : Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf et Mohammed Khider. [2] . Il s'agit d'un point de doctrine très important qui a permis au FLN de se positionner toujours en unique représentant du peuple algérien, et de décourager ainsi toute les manœuvres de l'adversaire en vue de le « doubler » en lui opposant l'existence d'interlocuteurs concurrents afin de jouer la division autour d'une table de négociations en leur faisant jouer un rôle au bénéfice de la France. [3] . C'est la théorie gaulliste de « L'Algérie algérienne » proche de la théorie de Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français : « La nation algérienne en formation », « dans le mélange de vingt races » : « descendants des Berbères, des Carthaginois, des Romains, des Arabes, des Turcs, des Juifs « auxquels se sont ajoutés des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Italiens et des Français. » (Discours de Maurice Thorez à Alger, le 11 février 1939).