* Tweet * * * Tweet * * In http://www.lemonde.fr/international LE MONDE GEO ET POLITIQUE | 05.10.2012 à 15h21 Mis à jour le 09.10.2012 à 10h33 Au lendemain des révolutions arabes, quel rôle vont jouer les armées nationales en Libye, en Tunisie, en Egypte ? La question est ouverte. « Nous assistons au grand retour des armées arabes sur le devant de la scène », souligne Florence Gaub, chercheuse au Collège de défense de l'OTAN, qui participait, fin septembre, à un séminaire organisé sur ce thème à Rennes par le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Négative ou positive, l'action des appareils militaires fut majeure dans les événements depuis 2011. Mais « le comportement des armées fut un élément de surprise des révolutions, aucune force n'a réagi comme on le pensait », note cette analyste. Pour comprendre, il faut regarder la cohésion préalable des forces dans chacun des pays. « Un régime qui ne fait pas confiance à son armée compromet sa cohésion de peur d'un coup d'Etat, rappelle Florence Gaub. Il se repose sur des identités tribales, crée des structures paramilitaires et des institutions de contrôle de l'armée, favorise au sein de celle-ci des petites unités très spécialisées. » Deuxième clé de compréhension : le rapport de l'appareil militaire au peuple. Se distinguent, d'un côté, les armées dont l'allégeance se prête à un régime – en Libye, en Syrie, mais aussi à Bahreïn ou en Algérie -, de l'autre, celles qui se réfèrent à un Etat – Egypte, Tunisie, Irak. Certaines d'entre elles furent des outils de répression au service de l'autocratie, même si elles se présentent historiquement comme des forces laïques au service de la protection du peuple. Vue de l'extérieur, l'armée libyenne semblait puissante. Mais elle était marginalisée et désarmée au profit des unités prétoriennes du colonel Kadhafi, telles que la 32ebrigade de Khamis, l'un des fils du Guide. Plusieurs tentatives de coup d'Etat, notamment celui de 1993 mené par des officiers de la tribu warfala, qui s'était alliée à Mouammar Kadhafi en 1969, avaient entraîné purges et mesures vexatoires. En 2011, seules les unités d'élite du régime ont ainsi combattu jusqu'au bout. Des milliers de soldats ont déserté au début de la révolte, accélérant la désintégration de l'armée. « L'armée, comme tous les groupes sociaux, a pâti de la politique d'atomisation menée par le régime. Sa nationalisation sera très problématique », estime Saïd Haddad, chercheur à Saint-Cyr. Le gouvernement continue de déléguer une partie de la sécurité à des milices (katibas) dont le nombre total est estimé entre 100 et 500, et les combattants armés entre 100 000 et 200 000. Le mouvement d'institutionnalisation en cours n'a pas d'issue certaine, comme en ont témoigné les événements récents de Benghazi. En Tunisie, l'armée nationale a été tenue à l'écart des affaires politiques et des prébendes du régime Ben Ali. Cette petite force très républicaine de 27 000 hommes s'est affichée dès les premières manifestations de mi-décembre 2011 comme protectrice, face aux violences d'une police honnie. Comme le souligne Hedia Khadhar, professeure à la faculté des sciences humaines de Tunis, « la thèse selon laquelle le général Rachid Amar, chef de l'état-major, aurait refusé l'ordre de tirer sur la foule s'est vite diffusée ». Dès le 15 janvier, des images glorifiant l'armée se répandent sur Facebook. On demande qu'elle soit « élue armée de l'année 2011″. Le couvre-feu est respecté, des comités de quartier se constituent pour seconderles militaires, car ils n'ont pas pu se déployer partout. L'ancien caporal Amar, promu par Ben Ali en 2002 après un accident d'hélicoptère aux circonstances encore mystérieuses qui a tué 17 généraux, devient un héros. Mais, dès le mois de mars, des critiques ont surgi quant au rôle réel des généraux. Aujourd'hui, de nombreux Tunisiens s'inquiètent du rôle que pourrait jouer l'armée à l'avenir, notamment face aux islamistes. Car, explique Mme Khadhar, « pour finir, elle apparaît comme une épée de Damoclès sur la révolution, sur le thème : sivous voulez que l'armée reste dans les casernes, réussissez votre transition démocratique ». En Egypte, où tous les présidents depuis 1952 ont été des officiers avant que les élections ne portent à la tête du pays, en juin, un ingénieur issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, le scénario est encore plus ouvert. Au début de la révolte, « l'armée a hésité sur la conduite à tenir, le commandement a mesuré la situation pendant plusieurs jours », indique Amin Tarzi, enseignant à la Marine Corps University de Quantico (Etats-Unis). Les généraux décideront de ne pastirer sur la foule. De quoi retrouver un prestige perdu ? « Depuis 5 000 ans, l'armée protège le peuple d'Egypte », pouvait-on lire parmi les slogans des manifestations de la place Tahrir. Le Conseil suprême des forces armées apparu après le départ d'Hosni Moubarakressemble beaucoup à celui du coup d'Etat de 1952, note M. Tarzi, à la différence notable qu'il a, cette fois, autorisé des élections. Pourquoi ? Notamment, affirme ce chercheur, en raison de l'accord, tacite ou direct, passé avec les Frères musulmans. « Ce sont deux institutions qui se rencontrent et regardent l'avenir. Elles mènent un jeu du chat et de la souris. La question est : combien de temps leur arrangement va tenir, qui va baisser la tête en premier ? » La mise à la retraite surprise, en août, de l'impopulaire maréchal Tantaoui, ministre de la défense, avec plusieurs autres hauts gradés, relève de cet arrangement. Il a, aussi, permis à une nouvelle génération d'officiers de se lever. Selon Amin Tarzi, « les forces armées sont encore en position de gagner. Elles veulent une répartition des tâches : à elles la sécurité, aux Frères, le social« . De leur côté, « les Frères travaillent sur le long terme, espérant diviser l'armée et voirdans quelques années, comme en Turquie, les civils prendre le dessus ». Pour Amal Hamada, de l'université du Caire, il n'y a eu aucune déconstruction de l'ancien régime. « L'armée, rappelle-t-elle, a légitimé le régime Moubarak et lui a fourni une base de recrutement pour toutes les institutions du pays, ministres, fonctionnaires, cadres des collectivités locales, des médias, des grands groupes. »A présent, « elle veut s'assurer auprès des Frères qu'elle sera exempte de poursuites pour corruption ou répression, qu'elle maintiendra son immensepouvoir économique et son contrôle sur la justice« . Un joker pourrait perturber cet équilibre : les salafistes, qui ont obtenu un quart des suffrages aux législatives. Si l'armée sent son pouvoir lui échapper, conviennent les deux analystes, un scénario violent n'est pas à exclure. En Syrie, jusqu'où l'armée soutiendra-t-elle Bachar Al-Assad ? « Les logiques claniques et confessionnelles ont leurs limites dans la gestion de l'armée par lepouvoir alaouite, souligne Sihem Djebbi, doctorante à l'Institut d'études politiques de Paris. Non seulement en raison des oppositions régionales, générationnelles, idéologiques qui traversent le groupe alaouite, mais aussi en raison de l'organisation même des forces de sécurité : cloisonnement des services, mise en compétition des structures de l'armée, rotation des postes accélérée, « achat » de cadres militaires, comme de familles sunnites, devenus des entrepreneurs. »Autant d'éléments qui retardent un basculement au profit des forces rebelles. Considérées depuis les années 1970 comme partie intégrante des systèmes autoritaires du monde arabe, les armées offrent un visage moins lisible. La question de leur nouvelle place s'ajoute aux incertitudes, nombreuses, qui pèsent sur les transitions « démocratiques » en cours. Nathalie Guibert Nombre de lectures: 583 Views