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La philosophie islamique postcoloniale
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 01 - 07 - 2014

Quand la toile d'araignée survit à la tarentule mère
Abdelhamid Charif
L'Algérie a offert au monde contemporain deux des plus illustres intellectuels et philosophes réformateurs de la pensée islamique, en l'occurrence Malek Bennabi (1905 – 1973) et Mohammed Arkoun (1928 – 2010), que Dieu les bénisse et ait pitié d'eux. En dépit des parcours distincts et carrières très différentes, ces deux dignes enfants de l'Algérie ont marqué leur époque et leurs œuvres continuent d'avoir un impact considérable à l'échelle planétaire.
L'honnêteté intellectuelle nous oblige néanmoins à reconnaitre dés le départ, clairement et sans gêne ni détour, que les deux maitres aux visions et approches différentes, ont des disciples de profils non moins différents, et que seul le noviciat et autres stratégies de « Cheval de Troie » motivent les soi-disant conciliateurs. Il est simplement hors de portée, pour l'auteur, de prétendre résumer les œuvres très riches des deux penseurs, dans le but d'étayer ces propos, qui pourraient paraitre choquants pour certains. Il sera essentiellement fait usage des relations de nos deux brillants savants avec un autre homme de sciences très célèbre, tout aussi béni d'intelligence et savoir, ainsi que de prérogatives aussi discrètes qu'immenses. Louis Massignon (1883 – 1962) est ainsi nommé ici.
Massignon et Bennabi
Entre Louis Massignon et Malek Bennabi, le coup de foudre n'a pas eu lieu. Les deux hommes n'ont toutefois pas pu cacher ni l'admiration, ni la suspicion, qu'ils nourrissaient l'un pour l'autre. Cette longue bataille inégale, d'égos surdimensionnés à juste titre, menée sans répit sur plusieurs fronts, ne devait tourner qu'au désavantage de l'ingénieur indigène. Toutefois, ce dernier jouissant d'atouts extraordinaires et jusque là inconnus dans le monde musulman, et puisant ses forces de raisonnement et démantèlement de la poésie des équations et de la civilisation des nombres, opposera au combat injuste et déloyal une résistance et endurance plus qu'honorables.
En ce début des années 1930, toute l'élite intellectuelle arabe et musulmane se trouvant en France était sous le charme de Massignon, l'islamologue et grand militant du rapprochement interreligieux. Louis Massignon ne refusait aucun service aux étudiants musulmans. Il défendait leurs droits, intervenait auprès des autorités pour régler leurs problèmes, et facilitait leurs inscriptions dans les différents établissements universitaires. L'envoûtement était général à l'exception, reconnait-il, de deux intrus, Malek Bennabi et son fidèle ami Hamouda Bensaî. Ces deux exceptions constituaient aux yeux de Bennabi « les deux sauveurs de l'Algérie », et l'ami intime Bensaî sera plus tard, dans un hommage rétrospectif, humblement honoré comme étant « le maitre ». Telles étaient les qualités de fidélité, loyauté, et humilité du véritable maitre, qui, même combinées au mauvais sort, n'arrivaient toutefois pas à lui éviter toutes sortes de piques et complots de jalousie, pour la simple raison qu'il a été béni par des qualités intellectuelles et morales exceptionnelles, et considérées à tort par beaucoup d'imbéciles comme de la vanité, tout comme la naïveté et niaiserie, même vicieuses, sont perçues comme de la modestie.
Bennabi déclencha, sans en être très conscient, les hostilités contre Massignon dés 1931 lors d'une conférence qu'il donna sous le titre « Pourquoi sommes-nous musulmans ? », et qui ne pouvait que saboter le projet de sape et retournement servile des intellectuels musulmans. Ses travaux ultérieurs qualifiés de « Dangers pour la colonisation » par Massignon confirmèrent toutes les appréhensions. « L'araignée », surnom que donne Bennabi à Massignon tout le long du premier tome de ses mémoires, significativement intitulé « Pourritures » [1], entreprit alors les premières manœuvres d'une longue opération d'envergure internationale tissant un filet de persécution et destruction totale contre Bennabi. Ce dernier se considérait comme une mouche insaisissable et perçant régulièrement cette toile dont le tableau de chasse ne cessait de grossir pendant cette étape inaugurale de la trahison intellectuelle, marquée en outre par la publication de travaux de servilité contre l'islam généreusement distribués par « les pères blancs ».
L'ami intime Bensaî, inscrit en thèse à la Sorbonne, était donc à la merci de Massignon et s'était laissé lui aussi envouter et charmer, mais finit plus tard en 1932 par lui adresser une virulente lettre de rupture le considérant désormais comme « un ennemi plus dangereux que les enfumeurs de Dahra en 1845 ». Massignon identifiera plus tard un troisième « pire ennemi » en la personne de Cheikh Bachir El-Ibrahimi.
« L'important n'est pas la manière dont l'injure est faite, mais celle dont elle est supportée », Sénèque.
La longue et hargneuse persécution Massignonienne contre Bennabi est décrite par ce dernier dans ses mémoires « Pourritures » [1]. Cela inclut la non-délivrance du diplôme d'ingénieur, l'échec à l'examen oral après d'étranges délibérations pour un candidat classé premier à l'écrit, les bizarres refus de recrutement dans divers postes en France et en Algérie (Bel Abbès), les refus de visa pour exercer en Egypte, Arabie Saoudite, et en Asie, ainsi que le licenciement de son père à Tébessa par l'administrateur Batistini, un ancien élève assidu de Massignon, qui avait le mérite d'être franc et direct puisqu'il avait juré d'exécuter le serment de son maitre « enterrer le Coran » [1]. En 1944, Massignon et son « Service Psychologique » bénéficièrent de la collaboration de Maurice Violette pour emprisonner, pendant huit mois pour un non-lieu, Bennabi et son épouse qui devait elle aussi payer sa conversion à l'Islam. La liste des harcèlements et calvaires est impressionnante et presque incroyable.
Malek Bennabi, le surdoué, n'était pas moins sensible que le commun des mortels, et a énormément souffert, ainsi que sa famille, et même après l'indépendance. La foi inébranlable, fermement assistée par un esprit cartésien exceptionnel, ainsi que la protection divine, ont aidé Bennabi, le persécuté, à mépriser toutes les tentations et marchés qui lui étaient discrètement proposés contre des concessions que beaucoup d'autres auraient considérées insignifiantes.
Autant, et même plus, que le respect, appréciation et admiration, Malek Bennabi mérite également ceci : Puisse Allah le Miséricordieux, imploré par tous ses Noms Parfaits, avoir pitié de Malek Bennabi, et le récompenser pour nous, pour l'Algérie, et pour l'Islam, avec toutes les faveurs et grâces du Paradis, et lui réserver une demeure dans le plus élevé Al-Firdous.
Certains sceptiques ou détracteurs peuvent, non sans une certaine pertinence, émettre des réserves quant à cette persécution démesurée. La suite de cette contribution pourrait aider à y voir plus clair. Il est toutefois certain que cette obsession Bennabienne de Massignon a mobilisé beaucoup d'énergie, et de moyens, et a donc inévitablement profité à d'autres intellectuels Algériens et musulmans qui bénéficieront ainsi de plus de générosité et seront soumis à un suivi moins rigoureux et moins asservissant.
Massignon et Arkoun
Parmi les intellectuels de la nouvelle génération qui récolteront des fruits du Jihad de Bennabi, figure le brillant jeune Mohamed Arkoun. Après des études dans un établissement des « pères blancs », auxquels il garde une immense reconnaissance, Arkoun étudie la littérature Arabe et la philosophie à l'université d'Alger. Sur intervention de Massignon, il sera ensuite admis à la Sorbonne pour préparer l'agrégation. Arkoun ne résista pas au charme et la sollicitude de Massignon et il consacra même un article à leur première rencontre chez ce dernier [2]. Il dira de lui : « Massignon est pour moi la tête d'un Isnad essentiel » [3]. Arkoun fut vite séduit par la laïcité et lui trouvait des vertus pouvant émanciper les musulmans. Il entreprit alors à travers sa nouvelle discipline « islamologie appliquée » de combattre « l'ignorance sacrée » en proposant aux musulmans un nouveau Ijtihad basé selon lui sur la philosophie et rationalité modernes. Ce qui devait et allait suivre pouvait en fait déjà être prédit à ce stade, seuls des détails éventuels pouvaient surprendre. L'œuvre de Bennabi, ennemi juré de Massignon, fut ainsi taxée en bloc comme étant démodée et souffrant du déficit de modernité [4] ; mais une des plus choquantes surprises fut cette étrange préface, sous la forme d'un chapitre, qu'il consacra à une traduction du Coran par Kazimiriski [5]. Arkoun y asséna que « le Coran est particulièrement rebutant, désordonné, et incohérent ! » La version du Coran entre nos mains serait selon lui incomplète et des parties manquantes se trouveraient en Inde et au Yemen ![6]. Est-il possible d'être plus critique envers Le Saint Coran ? Aucun orientaliste n'a tenu de pareils propos ; et Massignon lui-même, qui s'était engagé à « enterrer le Coran », et épargner généreusement ainsi la vie de plusieurs musulmans, n'a jamais osé attaquer en public le livre sacré des musulmans.
Arkoun, le prétendu maitre de la philosophie islamique rationnelle, a régulièrement montré des signes d'incertitude et hésitation, voire des regrets, notamment après des séjours dans certains pays musulmans, au point d'être considéré, par ses amis occidentaux, victime d'un « lavage de cerveau » saisonnier [7]. Il s'est certes également illustré par d'excellents travaux honorant l'Islam, se rapportant notamment à la paix internationale et le rapprochement interreligieux. Il est toutefois très difficile de reprocher à quiconque, prenant connaissance des propos d'Arkoun sur le Coran, sa décision de rejeter en bloc toute son œuvre. Il serait enfin injuste de suggérer que les diverses promotions et distinctions (Chaire, Professeur Emérite, Prix, Médailles, Légion d'Honneur...) auxquelles Arkoun eut droit, le furent pour services rendus. Sa compétence exceptionnelle, ainsi que sa contribution pour le rapprochement interreligieux et la paix mondiale, y sont pour beaucoup.
Prenant sa défense, certains disciples d'Arkoun tentent de dévier les critiques, contre lui, vers sa vie privée, qui, disent-ils, ne regarde que lui. L'audience spatio-temporelle d'un nouveau Ijtihad de l'Islam est nettement plus vaste que celle d'un simple imam d'une mosquée ; et pour les deux, le prêche par l'exemple est plus important que celui de la parole ou l'écrit. Mais qui peut en fait dire qu'Akroun ne prêchait pas exactement ce qu'il faisait et vivait ? Et en plus, son comportement personnel de gentleman n'était-il pas en fait plus honorable et moins préjudiciable que ses écrits ?
A sa disparition, que Dieu ait pitié de lui, l'émotion était générale et les hommages fusèrent de partout, mais certains d'entre eux, provenant de la communauté judéo-chrétienne, pouvaient être perçus, par certains, comme un deuxième enterrement. Le journal El Watan avait quant à lui exigé un deuil national de pas moins de sept jours.
Mais qui était donc Louis Massignon ?
A la mort de Massignon, Louis Aragon écrivit « Un homme signifiant la France vient de disparaitre ». L'histoire de Massignon est dramatiquement liée à la colonisation et dé-islamisation à travers le monde et particulièrement en Algérie. Même les dates historiques semblent consolider l'approche numérique. C'est avec la mort de l'Emir Abdelkader en 1883, que coïncide la naissance de Louis Massignon. Il est mort à l'indépendance de l'Algérie en 1962, et plus précisément une certaine nuit du premier Novembre, heure du déclenchement d'une révolution devant libérer un pays et un continent. Massignon semblait jouir à la fois des prérogatives discrètes d'un chef d'Etat à vie, et de la vénération affichée à l'égard du Pape. Peu de gens savent qu'au début du vingtième siècle, cet héritier de Foucauld était le rival et compagnon Français de Laurence d'Arabie [8,9], avait participé aux accords Sykes-Picot sur le partage Franco-Britannique de l'Empire Ottoman [10], et était le premier Français à croire en un foyer pour les juifs en Palestine [11], avant de s'y atteler avec son ami Chaim Weizmann, futur président d'Israël. Massignon excellait dans l'art de leurrer et finir avec douceur ses victimes. C'est ainsi qu'on le retrouve par exemple plus tard s'opposant hypocritement au sionisme et défendant les droits des réfugiés Palestiniens. La toile de l'araignée Massignon a traqué plusieurs intellectuels et leaders musulmans. Des édifices et des établissements portent encore son nom dans des pays arabes. Certains des élèves de ce « formateur de théologiens musulmans » [10] se sont convertis au Christianisme tels l'Algérien Hosni Lahmek, et surtout Hadj Mohamed Abdeljalil, ce notable Marocain ayant visité les lieux saints, très jeune, avec sa famille, mais retourné par Massignon et devenu ensuite « Père Mohamed Abdeljalil ». Massignon annonça lui-même avec gloire et fierté cette conversion, mais Lyautey en fut outré car l'estimant contre productive [12].
Plus d'un demi-siècle après la mort de Massignon, sa toile d'araignée continue d'attirer, piéger, anesthésier, et brouiller autant d'intellectuels musulmans qu'avant, surtout parmi les ébahis et confus des sciences de l'errance, les tétanisés et complexés par le modernisme occidental, ainsi que les naufragés de l'ambigüité des rationalités.
Rationalité des non-cartésiens
Rationalité, que de bêtises et stupidités sont commises en ton nom ! Cela peut paraitre aussi paradoxal que normal que ce soient précisément ceux-là même qui souffrent d'un déficit chronique en rationalité qui l'invoquent en permanence dans des dissertations usant et empruntant des évidences, et convoquant hors propos des évènements historiques, afin d'y glisser des incohérences, sur les effets et causes, que la rhétorique et l'éloquence sont supposées pouvoir camoufler. Les récidives sont d'autant plus nombreuses que la stupidité continue de fournir des victimes, autres que les auteurs pris eux-mêmes à leurs propres pièges. Conscients de leur embrouille spirituelle, et au lieu de chercher une issue, les philosophes de l'égarement essaient plutôt de traquer d'autres. C'est ainsi qu'on les voit soulever des questions existentielles ambigües, et parfois absurdes, visant à brouiller les esprits et chercher la petite bête au Bon Dieu, s'il venait d'abord à exister. Il est toutefois important de signaler que certaines interrogations pertinentes sont tout à fait légitimes et des initiés peuvent apporter des réponses à une partie de ces questions. Il est cependant primordial de rappeler à ces brouilleurs que l'authentique rationalité cartésienne oppose aux absurdités, l'implacabilité du raisonnement par l'absurde. Pour les interrogations existentielles pertinentes et sans réponse, que certains évoquent dans le but de faire douter les croyants, l'athéisme reste coincé et sans réponse, alors que la religion en fournit toujours une, sereine et apaisante : « Allah Seul Sait ! ».
Si la toile Massignonienne continue de sévir, faire des victimes, et pourrir la pensée vulnérable de certains intellectuels musulmans, les ailes de la mouche Bennabienne, quant à elles, ne sont pas du tout en reste et continueront de porter des coups, percer ce filet, et offrir aux croyants des fenêtres de lumière et rayonnement, jusqu'au jour ou Allah héritera de la Terre et de tout ce qu'elle contient.
A. Charif
3 Ramadhan 1435 H – 1er Juillet 2014 G
Références :
[1] Malek Bennabi : « Pourritures », « Mémoires, Tome 1 », Dar El Oumma
[2] Mohammed Arkoun : « Ma rencontre avec L. Massignon », Célébration du Centenaire de Louis Massignon, Le Caire, 1983
[3] Mohammed Arkoun : « Ma relation avec Youakim Moubarac », Les dossiers H, 2005
[4] http://www.jawdatsaid.net/en/index.php?title=Muhammad_Arkoun's_attitude
[5] Le Coran. Traduit de l'arabe par Kazimirski. Chronologie et préface par Mohammed Arkoun. Paris, Flammarion 1970, 511 p.
[6] http://vb.tafsir.net/tafsir22489/#.U6FcgOmKDIU
[7] http://mrhayoun.blog.tdg.ch/archive/2010/09/20/la-disparition-d-un-grand-musulman-liberal-le-professeur-moh.html
[8] Jean Moncelon : « Louis Massignon », http://www.moncelon.com/Massignonbio.htm
[9] http://www.voltairenet.org/article160326.html
[10] http://www.akadem.org/public/Documents/FINIS/CHARBIT-intellectuels_866_A2/doc4_massignon.pdf
[11] Jean Moncelon : « Louis Massignon et la Palestine »
http://edition.moncelon.com/louis%20massignon%20ET%20la%20palestine.pdf
[12] http://morido.wanadooadsl.net/MassignonMaroc.htm


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