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Brahim Chergui, cadre de la révolution et « voisin » de cellule de Ben Mhidi, est décédé
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 08 - 01 - 2016


Youssef Zerarka. Journaliste
www.huffpostmaghreb.com
Publication: 07/01/2016
Militant du PPA-MTLD, cadre de la Révolution, il était le »voisin » de cellule de Larbi Ben M'hidi, Brahim Chergui n'est plus.
»Si Brahim » — comme l'appelait l'historien Mohamed Harbi — rejoint Hocine Ait-Ahmed et toutes les figures de proue du mouvement national qui, à l'âge de l'adolescence, se sont mis au service de la cause nationale.
Dans un pays qui a tourné le dos à l'écriture de l'histoire, ils sont nombreux – y compris chez les anciens – à ignorer que le nom de Brahim Chergui s'est conjugué au mode de l'engagement. Depuis les temps du PPA jusqu'au temps du FLN originel. »Si Brahim », c'est le militant dont la silhouette voyage sur la Toile et sur Youtube. Photos et vidéo le montrent, menottés, aux côtés de Larbi Ben M'hidi peu après leur arrestation en février 1957 à Alger.
J'ai interviewé »Si Brahim » à deux reprises à Paris chez mon ami Abderrahmane Arkoub : une première fois en 2004. Trois longues heures de discussions que j'ai transcrites sous forme de longue interview publiée dans Le Jeune Indépendant. Une seconde fois en 2007 pour les besoins du Quotidien d'Oran en présence de l'historien Mohammed Harbi.
Dans la première interview, Chergui revisite, au-delà de sa longue trajectoire militante, près d'une trentaine d'années de mouvement national. Il y évoque l'action militante à Alger dont il était l'un des responsables politiques avant la mise en place de la Zone autonome. Dans la seconde interview pour Le Quotidien d'Oran, »Si Brahim » s'en prend au tortionnaire Paul Aussaresses, coordinateur des services de renseignements pendant la »Bataille d'Alger ». Et dénonce son récit macabre sur le double assassinat de Ali Boumendjel et Larbi Ben M'hidi.
Ici, je republie la première interview publiée sous la signature de Mohamed Khellaf , et je publie la seconde dans un autre poste suivant, histoire de rendre hommage à la mémoire de »Si Brahim » et rappeler son militantisme au long cours. Paix à son âme.
A 82 ans, il est l'un des plus vieux militants du PPA-MTLD. De sa première adhésion à une cellule du PPA clandestin au début des années quarante à ses responsabilités au sein de l'organisation à Alger, Brahim Chergui a gravi, à l'épreuve du terrain, tous les échelons de responsabilité. Réservé de nature, il se confie rarement aux médias. De passage dernièrement à Paris, il a rompu ce mutisme en se confiant au Jeune Indépendant. Cheminement de l'idée nationale, écriture de l'histoire, moudjahidines faussaires, grève des huit jours et crise de l'été 1962. Autant de pages qu'il a bien voulu revisiter pour nos lecteurs.
Le Jeune Indépendant : Vous parlez très peu. Vos interviews se comptent sur les doigts d'une seule main. Quant à votre dernière apparition à la télé, elle remonte à… 1984, date du 30e anniversaire de la révolution. Pourquoi ce mutisme ?
Brahim Chergui : Je ne suis pas le seul à agir ainsi. Ils sont nombreux les militants à être dans le même état d'esprit. Cela tient de notre éducation militante. Notre enseignement à l'école du nationalisme nous a appris à ne pas nous mettre en évidence. A éviter de nous faire valoir au détriment du collectif. On a toujours veillé à laisser le soin aux instances du parti pour communiquer. Je fais partie de gens qui se considèrent comme des éléments parmi d'autres de l'Algérie. Des éléments mus par le souci de ne pas se servir de l'histoire à des fins personnelles, à ne pas en user pour les besoins de carte de visite. Voilà pourquoi je me confine dans le mutisme.
JI : Mais cette « discipline » se justifiait à l'époque. Un contexte à quarante trois ans de distance. Aujourd'hui, on en est à l'écriture de l'histoire. Mais faudrait-il, pour ce faire, que les acteurs parlent, témoignent, livrent leurs souvenirs.
BC : Bien sûr que les mémoires doivent « parler ». Il y va de l'émergence de l'histoire du mouvement national. Mais pendant longtemps, force est de le dire, la conjoncture n'a pas été propice à cet exercice. Dire la vérité, restituer les faits n'était pas du goût des gouvernants. En déficit d'itinéraires, plusieurs d'entre eux étaient peu enclins à laisser le passé revenir dans le débat public. Dès l'instant où on ne s'y reconnaît pas, autant ne pas le convoquer.
JI : Le temps passe et les acteurs disparaissent les uns après les autres. On en est à la troisième génération depuis le déclenchement de la révolution. Les algériens ont-il une connaissance plus au moins exhaustive de l'histoire de leur mouvement national ?
BC : L'histoire, on ne le dira jamais assez, ne peut pas être écrite sans ses véritables acteurs. A quelques exceptions près, la plupart des historiens ou ceux qui ont pris l'initiative d'écrire n'ont pas livré ce qui était attendu d'eux. Ils se sont contentés d'informations parcellaires, quand ils n'ont pas carrément fait écho aux gens désireux de se tailler des portraits démesurés au regard de leurs rôles. Des personnes obnubilées par la construction d'un passé ou d'une virginité selon qu'ils ont brillé par leur absence de la scène nationaliste ou se sont « illustrés » par des actes peu avouables.
JI : La responsabilité ne tient pas aux historiens. La balle est plutôt dans le camp des acteurs qui, comme vous, refusent de s'exprimer.
BC : Mais faudrait-il que les historiens se donnent la peine d'aller à la rencontre des militants, de puiser dans leur mémoire. Cadres du mouvement national ou militants de base, connus ou anonymes, ils peuplent, en très grand nombre, ce territoire. Nombre d'entre eux ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Allez fouiner dans leur paperasse : vous risquez fort de ne trouver nulle trace de l'attestation communale.
JI : Une attestation communale qui ne cesse de défrayer la chronique. Dans les discussions de rue, elle a supplanté les autres chapitres du mouvement national, y compris les plus lourds.
BC : Et pour cause ! Elle est devenue un outil de glorification pour des gens en mal de « faits d'armes ». Dérive grave, elle est devenue une source de rente octroyée à tort et à travers…
JI : …au point de déboucher sur la naissance de ce que la presse qualifie de caste des « faussaires »…
BC : Nous y sommes parce que nous n'avons fait les choses comme il se devait. Sans les failles criardes dans la gestion de ce dossier, il n'y aurait pas eu de faussaires. En tous cas pas avec la gravité que nous connaissons. La plupart des présidents de commissions chargées de délivrer le document ne sont pas les plus indiqués pour assumer une telle responsabilité. Dès l'indépendance, un responsable zonal ou un membre du comite de zone me paraissait le plus qualifié pour certifier qu'un tel a milité pour la cause nationale. Parce que l'un et l'autre connaissent bien les éléments sous leur commandement. Il est difficile, dans cette configuration, à un non-militant de s'acheter quelque mérite, à moins d'une fausse déclaration sur l'honneur. Si elle avait été mise en place, une telle gestion nous aurait fait l'économie du phénomène. On a permis à n'importe qui, même un simple cotisant, de signer une attestation communale. Le résultat, inutile de m'y attarder, le peuple algérien le connaît. Des intrus – adversaires de la révolution compris – se sont achetés, tel un fonds de commerce, la qualité de Moudjahid. Nul doute que cela doit faire mal aux glorieux martyrs dans leur juste sommeil.
JI : Autant de raison pour que la société se saisisse du débat périodiquement suscité par la presse sur les « faussaires ».
BC : Personnellement, je n'y vois pas l'intérêt. Loin de régler le problème, cela risque d'installer le pays dans des polémiques et controverses interminables et, tous comptes faits, inutiles. A quoi bon de le faire ? Le phénomène a pris une ampleur telle qu'il n'est pas facile d'y pallier. Le risque est grand de susciter un climat malsain dont je me demande s'il est utile dans la conjoncture que vit le pays.
JI : Mais, écriture de l'histoire oblige, êtes-vous d'avis à revisiter les pages dites douloureuses de l'histoire nationale : la tragédie de Mellouza, les affrontements entre le MNA et le FLN, le vécu des harkis, l'épisode des purges au sein du FLN/ALN ?
BC : Ma réponse est sans ambages à ce sujet. Il vaut mieux épargner à l'Algérie un tel débat. Il faut éviter un retour d'histoire sous ces angles. C'est ma conviction.
JI : Militant de base du PPA/MTLD, vous avez gravi les échelons jusqu'à assumer des responsabilité dans le MTLD et le FLN. Dans vos retours sur le cheminement du mouvement national, y a-t-il une phases que vous privilégiez plus que d'autres ?
B C : Toutes les phases ont eu leur part de mérite dans la prise en charge de la question nationale. Qu'il s'agisse de la période d'avant la seconde guerre mondiale, de l'après 8 mai 1945 ou de la lute armée, elles m'ont, toute, marquées. En ce qui me concerne, je dois dire, que je garde des souvenirs intarissables de mon apprentissage militant et, plus tard, de mes fonctions de responsable au sein du PPA/MTLD dans le constantinois. Rien de plus passionnant et de motivant dans la vie d'un militant que de promouvoir l'idée nationale, la nourrir, la porter partout. Nous avons été captivé par cette idée au point d'en faire, plus qu'un idéal, une raison d'être au quotidien.
JI : Au fil du travail d'histoire, un débat se manifeste sur les rôles des partis dans le déclenchement du 1er novembre. Certains mettent en valeur le CRUA, d'autres soulignent la portée des « semailles » du PPA/MTLD. Il y a, enfin, ceux aux yeux desquels l'idée révolutionnaire s'est forgée grâce au travail de tous : PPA/MTLD, « militaires » de l'OS, UDMA, Oulémas, PCA, etc.
B C : Un mérite particulier revient au Comité central (CC) du MTLD qui a pris l'initiative de ne pas laisser Messali agir à sa guise. De cette démarche du CC est née la scission au sein du parti, moment décisif s'il en est dans l'irruption du 1er novembre. Sans la rupture entre le chef du mouvement et les centralistes, l'idée nationale n'aurait pas pris la tangente vers la lutte armée.
JI : Messali est le premier à avoir parlé d'indépendance. C'était du temps de l'Etoile nord africaine. A un moment où nombre d'éléments du CRUA étaient, au mieux, des militants en herbe.
BC : Personne ne peut, ni n'a le droit de le nier. Mais, à un certain moment, Messali était dans une démarche difficilement supportable. Ses prises de position pendant la révolution ont été contraires à ses idéaux. Il a développé une ligne de conduite à l'opposé de l'idéal qui l'a animé pendant des décades et auquel on doit, en grande partie, l'architecture du mouvement national.
JI : D'un côté, vous ne tarissez pas d'éloges à son endroit. De l'autre, vous multipliez, à l'envie, les reproches.
BC : J'en fait un seul. Il tient à son égoïsme. Je ne suis pas le seul à penser ainsi. Chemin militant faisant, Messali a fini par changer. Au début des années 1950, il n'acceptait plus que les choses se fassent sans lui. A force de persister dans cet état d'esprit, ses attitudes nous paraissaient un facteur d'embûches.
JI : Dans votre propos, tout se passe comme si c'est par le CC que le 1er novembre est arrivé. Or, tout le monde sait que les « centralistes » ont été dans une position attentiste à la différence du CRUA…
BC : Cette lecture me paraît un peu expéditive. Rappelez-vous le contexte. Face à l'ampleur de la scission, tous les militants de base à l'échelle nationale ont pris fait et cause pour Messali. Les cadres dirigeants et cadres moyens du parti se sont opposés au chef. L'idée remarquable du CC est d'avoir récupéré les militants de l'OS. Une organisation, faut-il le rappeler, gelée et non « dissoute » comme on prétendait à l'époque. Le CC a délégué Hocine Lahouel auprès de Boudiaf et de Didouche Mourad. Le but était de recréer les conditions de rassemblement de tous les éléments de l'organisation paramilitaire en vue de passer à la lutte. C'est ce qui s'est effectivement produit. J'en étais un acteur pour pouvoir témoigner. Responsable fédération du MTLD dans le constantinois, c'est moi – je n'aime pas parler à la première personne — qui ai accueilli Boudiaf quand il est venu prendre contact avec les éléments de l'OS du constantinois et des Aurès. Le CRUA dont on parle a un antécédent crée à l'initiative de l'organisation paramilitaire. Il était chargé de lancer un journal, Le Patriote, et de fabriquer les premières bombes destinées à l'usage dans les Aurès et à Soumâa (Blida). La première enveloppe finançant ses opérations a été dégagée par le CC. Le second CRUA, l'ancêtre du comité des « 22 » puis des « 6 », a été consolidé par l'apport d'autres éléments de valeur de l'OS et du Comité central.
JI : Cela ne change pas au fait que, dans l'historiographie officielle, les documents d'archives et les mémoires d'acteurs, c'est le CRUA – dans sa version connue — qui a été à l'origine du déclenchement.
BC : Les choses ont buté sur le timing du déclenchement. Le CC, très soucieux de la réussite de la lutte armée, estimait inopportun le passage immédiat à l'acte. Entre les centralistes et Messali, une troisième force a émergé composée de gens las des différends entre Mesali et le CC. Ils ont eu le mérite de déclencher la révolution. Tous les militants, qu'ils soient membres du parti ou de l'organisation paramilitaire, s'y sont associés. Le fait d'armes du CRUA n'occulte pas le fait que c'est grâce aux cadres de l'organisation paramilitaire et aux permanents du MTLD que la révolution a pris corps. Il n'occulte, surtout pas, l'apport décisif du peuple qui, en définitive, a été le grand héros.
JI : On en vient à Alger. Vous vous y trouvez au lendemain du déclenchement de la lutte. La ville paraît moins « chaude » que la Kabylie, les Aurès et le constantinois.
BC : L'organisation militante est passée par différentes étapes. Dans un premier temps, Alger fait partie de la région de l'algérois à la tête de laquelle le comité des « six » a désigné Rabah Bitat. En ces premiers mois de lutte, l'action y est à l'état embryonnaire. La ville est encore entre les mains du MNA comme, du reste, d'autres régions. Je n'en veux pour preuve que les cas des grandes cités comme Constantine, Annaba, Oran. A l'arrestation de Bitat en 1955, la providence a voulu que Abane sorte de prison.
JI : Aussitôt contacté par Krim, on le charge d'Alger…
BC : …avec l'objectif d'y jeter les fondements d'une organisation. A son tour, il se lance dans des contacts avec les membres du CC fraîchement sortis de prison et engagés dans la révolution. Pour doter l'organisation de la ville en cadres, ses recherches s'orientent vers les cadres du MTLD. C'est ainsi que son choix se porte sur un militant qu'il connaissait du temps où il dirigeait la fédération de Sétif, M'hamed Benmokadem. A l'arrestation de ce dernier, Abane confie la même mission à Hachemi Hamoud, membre du CC, dont il fait son bras d'Alger. Très vite, il devient le catalyseur de l'organisation. Entre autres liaisons, il avait le contact avec le groupe de Kouba composé de Ahmed Hassam, Nadir Kassab, Mohamed Dab, Tahar Kedoui, Ahmed Okbane, etc. Membres du CC du MTLD, ils sont à l'origine du rapprochement entre Boudiaf et Krim au cours duquel ce dernier, encore messaliste à l'automne 1954, s'est rallié au comité des « six ».
JI : D'autres groupes sont à pied d'œuvre pour porter la lutte dans Alger ?
BC : Ils activent en liaison avec Hachemi Hamoud, cadre ayant prise à la fois sur l'action politique et militaire. A la Casbah, le travail est assuré par les groupes dirigés par Mohamed Hammada et Bouzrina dit H'didouche. A Belcourt, c'est un collectif commandé par Mustapha Fettal — secondé par Mokhtar Bouchafa — qui s'en occupe.
JI : Où se situe votre rôle à cette période ?
BC : Au tout début, j'œuvrais auprès de Hachemi Hamoud. A sa nomination pour de nouvelles missions, on m'a proposé de prendre sa relève. J'ai plaidé pour la centralisation de la structure. Telle que conçue à ce moment, elle n'offre pas toutes les garanties de fiabilité. Ville ouverte, initiatives à tout-va, collecte brouillonne de l'argent, déficit de clarté dans les responsabilités, le tout sur fond d'influence encore pesante du MNA. Mon plaidoyer satisfait, nous avons commencé le travail en structurant la zone d'Alger en trois régions : la « 1 » ( Casbah), la « 2 » (Belcourt) et la « 3 » (Saint-Eugène, El Biar). Nous y avons affecté de bons cadres. Petit à petit, nous sommes venus à bout des obstacles et avons bâti une organisation idoine avec la mise en place de commissions : finances, armement, logistique et intendance, information, sanitaire, collectif d'avocats. Les régions ont été dotées de police. Instruction a été donnée pour que les groupes soient astreints à une discipline, en agissant dans leurs territoires respectifs.
JI : Avec le renforcement des effectifs de l'armée coloniale, comment les groupes vont évoluer ?
BC : Plus au moins autonomes les uns aux autres au premiers temps de l'organisation, ils s'orientent vers un surcroît de centralisation. Dans cette configuration, c'est Mustapha Fettal qui, le premier, en est responsable. A son arrestation, la responsabilité échoit à Mokhtar Bouchafa. Neutralisé à son tour, il est remplacé par Yacef Saâdi.
JI : Avec l'installation du CCE, Alger devient un pole important dans l'organisation de la révolution.
BC : Dès le début de la lutte, Alger a été un pourvoyeur en militants, en praticiens de la santé, en argent, en médicaments pour les régions. Avec l'installation du CCE au lendemain du congrès de la Soumam, elle a été dotée du statut de « capitale politique » de la révolution. C'est la raison pour laquelle une décision a été prise, au départ, de l'épargner des actions armées. Ce n'est qu'après le lâche attentat de la rue Thèbes – fomenté par la main rouge – que nous nous y sommes lancés.
JI : La révolution à Alger, c'est, entre autres, la grève des huit jours. Longtemps, l'histoire officielle et la culture commémorative l'ont présentée comme un événement majeur. Une grande « malhama » (épopée). Depuis quatre ans, des points de vue se multiplient qui revisitent autrement cette page (1)
BC : Sur le fond, la motivation première de la grève, l'internationalisation de la question algérienne, me paraît toujours d'une indéniable pertinence. Ce qui, me semble-t-il, est en débat aujourd'hui, c'est moins l'idée elle même que les conditions de sa mise en œuvre. A l'époque, il fallait songer à donner une résonance particulière au problème algérien. Nous étions dans l'après Bandoeng et l'urgence était au rayonnement diplomatique du mouvement de novembre. Avec l'inscription de la question algérienne à l'agenda de l'ONU, il fallait impérativement montrer que tout le peuple algérien se rangeait derrière la bannière du FLN. Et, aux yeux des dirigeants et militants, quoi de plus frappant que d'organiser une grève. Le CCE a recommandé une action d'une semaine. Selon ce que nous savions, il s'en est trouvé des membres du CCE favorables à une grève de deux mois à l'instar de ce qui s'est passé au Maroc. Au sein de l'organisation d'Alger, nous n'avons pas manqué de mettre en garde contre une durée supérieure à 24 h, voire un maximum de 48 heures. Ma crainte d'une catastrophe étant grande, j'ai opté personnellement pour cette dernière position. D'autant qu'Alger est, à ce moment, quadrillée à l'effet d'une neutralisation des responsables civils et militaires qui s'y trouvent. Nous avons donné notre avis, mais sans parvenir à obtenir un changement. Lors d'une rencontre, j'en ai fait part à Benkhedda puis, le lendemain, à Abane. Il m'a demandé si les agents de liaison chargés de communiquer l'ordre aux wilayas avaient pris la route. J'ai répondu par l'affirmative.
JI : Est-à dire Abane aurait suggéré une durée moindre si les « messagers » n'avaient pas encore pris la direction de leurs destinations respectives ?
BC : Je pense que oui. A mon avis, il aurait écourté la durée en tenant compte du vœu de l'organisation.
JI : Finalement, on est resté sur huit jours et le coût a été élevé.
BC : Et ce malgré les précautions que nous avons prises pour l'alimentation des populations notamment les démunis en denrées de première nécessité. Avec le recul, force est d'admettre que la grève a tourné à la catastrophe. La population a subi une terrible répression. Pas moins de 25.000 arrestations ont été enregistrées. L'organisation a subi une décapitation totale et la direction de la révolution a quitté Alger en catastrophe. Nous avons, il est vrai, gagné la bataille de l'internationalisation, mais nous avons perdu celle de l'organisation. A Alger, il ne reste que des embryons. Chaque fois qu'un groupe est constitué, ses éléments tombent, sans tarder, dans les mailles de la police. La wilaya IV a pris l'initiative de reprendre les choses en main, susciter une activité militante. Mais l'activité n'est plus de la dimension de celles des années 1956-57.
JI : Une question, me diriez-vous, hypothétique : et si c'était à refaire ?
BC : Personnellement, je ne rééditerai pas l'opération telle qu'elle s'était déroulée à l'époque. Je ne ferai pas la grève dans le même format et les mêmes conditions. Pas pour faire voler en éclats une organisation dont le rôle au profit de la révolution paraissait irremplaçable.
JI : A l'épreuve du terrain, vous avez connu aussi bien Abane que Ben M'hidi. Quels impressions vous inspirent l'un et l'autre ?
BC : La révolution a beaucoup gagné de leur esprit d'organisation et, surtout, de leur attachement à l'unité du peuple algérien et de son combat. Leur complémentarité a beaucoup joué dans le succès du congrès de la Soumam. Sans la contribution de l'un, le rôle de l'autre n'aurait pas été effectif à cent pour cent. Et vice-versa. Abane était plus intellectuel et, à ce titre, pourvoyeur de la révolution en idées et initiatives programmatiques. Ben M'hidi avait un sens remarquable de l'organisation. Dans son cheminement de militant, il était très en avance par rapport au déclenchement de la révolution. L'un et l'autre se sont beaucoup investis.
JI : Abane déplaisait à bien des acteurs : les militaires mais aussi les membres de la délégation extérieure comme le montre le livre de Me Mabrouk Belhocine (2).
BC : Avec les membres de la délégation extérieure, on ne peut pas dire que la relation a été paisible, sans anicroches. En réalité, c'est avec le triumvirat Krim, Bentobal, Boussouf que le différend a été le plus vif. L'accélération des évènements avec le sort tragique de Abane le confirmera. Les principes édictés à la Soumam à l'initiative de Abane — la primauté de l'intérieur sur l'extérieur et du politique sur le militaire – n'a pas été du goût des « 3 B ». Il ne faut pas oublier qu'au plus fort de leur opposition avec le membre du CCE, leur quartier est en Tunisie. Avec son énoncé programmatique, un homme comme Abane était de nature à contrarier leurs desseins. Des desseins de pouvoir, faut-il le rappeler. Alliés dans l'adversité contre les autres, les « 3 B » se neutralisaient mutuellement.
JI : Les adversaires de Abane lui reproche d'avoir imposé, dès sa sortie de prison, et surtout à la faveur de la Soumam, les centralistes aux institutions de la révolution. Cela s'est fait, disent-il, au détriment des militants de la première, les « précurseurs » de novembre.
BC : Les centralistes se sont imposés par leur travail. En agissant de la sorte, Abane n'a fait que mettre en œuvre une politique ardemment par les algériens. D'emblée, il est arrivé à la conviction que la réussite du projet révolutionnaire ne peut être assurée qu'au prix d'une unité de tout le peuple algérien et la participation de tous les partis et sensibilités à révolution. Au crédit d'Abane et du FLN : la réalisation, dans la lutte, de cette unité du peuple algérien. Une vieille idée du PPA/MTLD traduite dans les faits à partir de la Soumam. La révolution de novembre a pu obtenir ce qui — il faut le dire — a manifestement manqué aux insurrections et révoltes antérieures.
JI : Arrêté en février 1957, vous êtes libérés en avril 1962. Les évènements s'accélèrent. Les premiers différends apparaissent. Les frères d'armes ne tardant pas à en découdre au moyen d'armes lourdes. Sur fond de « sabaâ s'nine barakat » (sept ans, ça suffit), le président du GPRA, instance légitime, cède. Beaucoup lui reprochent d'avoir jeté l'éponge face à l'alliance entre Ben Bella et l'Etat-major général.
BC : Il ne pouvait faire autrement. Je partage l'idée de Ben Khedda de ne pas avoir donné le moindre prétexte à la « congolisation » de l'Algérie. Ceux qui ont engagé une course vers Alger étaient déterminés à s'emparer du pouvoir. Et quoi qu'il en coûte.
JI : Mais, dit-on, Benkhedda leur a facilité la tache, en s'éclipsant rapidement. Et malgré la sympathie et le soutien dont jouissait le GPRA.
BC : Confronté à un moment crucial et d'une extrême gravité, il n'avait guère le choix. Ou assumer en toute légalité le mandat octroyé par le CNRA au risque de tomber dans le jeu des putschistes. Ou songer à la paix civile d'un peuple meurtri en se retirant. Le président du GPR a préféré la seconde option. J'estime que c'était une décision pleine de sagesse, prise dans l'unique souci de ne pas mettre en péril la stabilité et la souveraineté du pays.
JI : Une décision qui a facilité, tout de même, la tâche aux fomenteurs du premier coup de force dans l'histoire institutionnelle du pays.
BC : On ne le dira jamais assez. La sagesse de Benkhedda et du GPRA a, c'est vrai, conforté les putschistes dans leur sentiment que personne ne s'opposait à eux. Bien sûr qu'il nous arrive aujourd'hui d'être saisi de remords. On se dit : « c'était possible de faire quelque chose et ne pas laisser l'alliance contre nature confisquer l'indépendance ». On s'en veut d'avoir laissé le champ libre à ceux qui ont été à l'origine de la crise. Avec, entre autres facettes, la corruption, le régionalisme, le népotisme et j'en passe.
(1) La revue « Naqd » a consacré en 2002 un spécial au sujet.
(2) Mabrouk Belhocine : Le courrier Alger-Le Caire. Editions Casbah.


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