C'est dans son livre l'Afro-asiatisme que Bennabi se révèle être un géopoliticien de grande envergure. Il commence d'abord par souligner ce que le groupe qu'il a nommé groupe arabo-asiatique a de commun tout en traçant les contours de ce que pourrait être une culture afro-asiatique, culture dont l'objectif est de les doter d'une vision commune de leur avenir en leur faisant prendre conscience de leurs intérêts supérieurs. Fidèle au triptyque, se connaître, connaître les autres et se faire connaître, base de toute démarche géopolitique, il commence par le premier volet en identifiant les grandes tendances qui meuvent les peuples afro-asiatiques. Ces tendances ne sont pas politiques car ces dernières sont changeantes et éphémères. Il va les chercher dans ce qui est au plus profond de ces peuples. Il va les trouver dans l'islam et dans l'hindouisme. La conférence de Bandoeng du 18 au 24 avril 1955 comptait vingt neuf pays dont deux, la Chine et le Japon, que Bennabi n'a jamais intégré dans sa vision afro-asiatique, comprenant très bien que ces deux poids lourds avaient des intérêts divergents avec le reste des autres pays. Il a toujours cité en exemple ces deux pays pour la révolution culturelle qu'ils ont accomplie l'un à partir de l'ère Meiji qui a commencé en 1868 et l'autre après l'âpre conquête du pouvoir réalisée par les communistes chinois en 1949 et dont il évaluait déjà, seulement sept ans après, les résultats auxquels la Chine allait parvenir. En 1940, il a rédigé un essai, aujourd'hui toujours perdu, sur le Japon et l'islam en Asie qu'il a envoyé à l'ambassade de ce pays à Paris où il résidait alors. Cet essai a été écrit à la suite d'un concours lancé par le Japon pour évaluer la perception que les intellectuels avaient de ce pays. L'exemplarité du Japon qu'il donnait à ses interlocuteurs a un jour indisposé un de ses amis asiatiques qui n'a pas manqué de lui rappeler la politique agressive et impérialiste que le Japon menait alors en Chine. Bennabi devait faire face tout au long de sa vie à cette incompréhension de ses analyses entre les conditions objectives de la dynamique sociale, c'est-à-dire au fond les conditions de la civilisation, et les formes que prenait la société ainsi que les objectifs qu'elle visait. En un mot entre la vitalité et l'éthique. Je pense que nous pourrions mieux saisir le fond de la pensée de Bennabi en nous interrogeons sur l'intérêt et même l'admiration qu'il vouait à Nietzsche. Ce philosophe est celui qui a fait atteindre les plus hauts sommets de la pensée au vitalisme allemand, vitalisme que Bennabi assimilait à la tension nécessaire pour la construction de toute civilisation. Mais il divergeait sur l'intégration sociale et l'orientation idéologique qui devaient accompagner toute édification civilisationnelle. Bennabi oppose l'axe de la paix qu'il voyait dans l'afro-asiatisme de Tanger à Dajakarta à l'axe de la puissance qui s'exprimait parfois brutalement de Washington à Moscou. Il saisissait que le Japon, malgré les terribles destructions de la seconde guerre mondiale et le crime impardonnable du lancement contre les villes martyres de Nagasaki et Hiroshima des bombes atomiques américaines, ne tarderait pas à rejoindre l'axe de la puissance. Si la démagogie communiste sur la paix que les communistes chinois entonnaient à toute occasion, pouvait leurrer un moment, il était clair pour Bennabi que la Chine, tôt ou tard, rejoindrait l'axe de la puissance. L'avenir devait lui donner raison. Il y avait déjà des prémisses quand en 1950, la Chine envahissait le Tibet après avoir mis fin en 1949 à l'indépendance de la république islamique du Turkestan oriental que les Chinois appellent Xinjiang, voulant ainsi renouer avec le passé colonial de l'empire chinois. Quand Bennabi rédige l'Afro-asiatisme (dont le titre original est l'idée de l'afro-asiatisme marquant ainsi sa paternité de ce concept géopolitique), il était déjà un écrivain confirmé par les conditions de la renaissance publié à Alger en 1949 (dont le titre original est discours sur les conditions de la renaissance algérienne montrant ainsi que même un pays occupé militairement et nié dans la globalité de sa personnalité peut trouver en lui les capacités d'exister à nouveau) et surtout par Vocation de l'islam publié par les éditions du Seuil une des plus grandes maisons d'édition parisiennes. Cette dernière était prête à publier son livre mais en exigeant que Bennabi en retouche certaines parties ce qu'il refusera. Il nous informe dans son livre qu'il était en contact avec la représentation diplomatique de l'Inde à Paris avant la conférence de Bandoeng puisque qu'il écrit : « ...à la veille de l'évènement, un diplomate hindou me disait : « On n'ira jamais avec trop d'humilité à Bandoeng... ». Ne pouvant éditer son livre tel qu'il l'a écrit à Paris, et peut-être trouvant qu'il aura plus d'efficacité s'il était publié sous l'égide d'un des pays les plus importants de la conférence de Bandoeng, il accepte la proposition des représentants du gouvernement indien que son édition se fasse en Inde. Quittant alors clandestinement la France vers le mois d'avril 1956, aidé d'un de ses amis les plus proches, -les Algériens avaient besoin d'autorisation pour voyager qu'il ne pouvait pas bien sûr obtenir étant depuis de nombreuses années surveillé par l'administration coloniale- il se dirige vers le Caire en passant par la Suisse. Pourquoi le Caire ? Le Caire abritait alors la délégation extérieure du Front de Libération Nationale qui dirigeait la guerre de libération de l'Algérie du joug colonial français. Nous verrons plus loin l'importance que Bennabi attachait à rencontrer les représentants du FLN. Au Caire, Bennabi attendit le signal du gouvernement indien qui ne vint jamais. Ce fut sa première grande déception sur l'avenir de la nouvelle vision géopolitique qu'il proposait. Il avait déjà noté auparavant dans son livre que le premier ministre indien est tenté par le sentiment de puissance. Mis en contact, plus tard, tout en réactivant les liens qu'il avait tissés en 1954 lors de son passage au Caire dans le cadre de son premier pèlerinage à la Mecque, avec des responsables égyptiens, il fit publier son livre en décembre 1956, en français, aux éditions Misr. La puissance des arguments développés dans l'Afro-asiatisme tient surtout à ce qu'ils visent à faire prendre conscience des intérêts supérieurs de l'ensemble afro-asiatique. Les intérêts supérieurs d'un pays ou d'un bloc de pays s'évaluent dans la très grande durée et sont gage de leur pérennité. Ils nécessitent souvent de grands sacrifices mais permettent une forte affirmation. Prenons le cas de l'Angleterre : dés l'affirmation de la Renaissance au XVIe siècle, elle a compris que sa place dans le monde qui comptait alors, l'Europe, ne pouvait être forte et sa société solide qu'en empêchant tout pays de subjuguer le continent européen. Elle fit face avec succès à l'invincible armada espagnole à la fin du XVIe siècle alors que l'Espagne occupait une place centrale en Europe. Elle eu plus de mal face à la France napoléonienne au début du XIXe siècle alors que la France dictait sa loi à toute l'Europe mais son abnégation lui permit d'avoir gain de cause. Durant la Seconde Guerre mondiale et face à la puissance militaire allemande qu'elle affronta seule après la reddition de la France en 1940, elle accepta de payer le prix fort et ce malgré une offre de paix honorable de la part du Troisième Reich et une fois de plus elle sortit victorieuse de l'épreuve. C'est par ces immenses sacrifices qu'elle maintint aussi longtemps sa prééminence dans le monde. Les nationalistes des pays afro-asiatiques, subjugués plus par les joutes politiciennes des pays occidentaux que par la permanence insufflée par les grands hommes politiques, ne feront que de la petite politique sans grande perspective. Bennabi le constatera au Caire avec les hommes de la délégation extérieure du FLN bientôt suivie par l'ensemble de la Direction. Il ne se faisait pas beaucoup d'illusions ayant suivi avec attention la naissance du mouvement national à Paris sous l'égide du charismatique chef Messali Hadj. Je pense qu'au-delà des considérations objectives qu'il a déterminées pour la construction de l'afro-asiatisme, Bennabi poursuivait aussi deux buts que nous pouvons déceler en filigrane dans son ouvrage. Le premier était d'aider le combat libérateur de l'Algérie en cassant réellement le face à face destructeur entre le peuple algérien et le colonialisme français. A la différence du FLN qui ne voyait en la solidarité avec les pays afro-asiatiques qu'un appoint diplomatique sous le vocable fumeux de peuples épris de paix, il œuvrait par ses écrits à ce que l'Algérie retrouve sa place naturelle au milieu d'un ensemble dont elle aurait fait corps avec lui. Non seulement sa démarche fut incomprise – mais au vu du parcours de l'ensemble des dirigeants du FLN, pouvaient-ils le comprendre ?- mais il fut écarté sans égards de la représentation que le FLN envoya auprès du groupe afro-asiatique. Le second était de réparer la cassure produite en Inde par la création du Pakistan. La partition de l'inde en 1947 fut, avec la « révolte arabe » de 1916 contre l'Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, sans conteste un des « joyaux » de la lutte idéologique que la perfide Albion menait contre l'islam. Bennabi fustigea ces deux évènements sous les vocables péjoratifs de « pakistanisme » et de « hachémisme » du nom du hachémite, c'est-à-dire- descendant du clan du Prophète, Hussein ben Ali, alors Chérif de la Mecque nommé par les Ottomans. L'idée du Pakistan fut soufflée à l'Agha Khan, suppôt des Anglais s'il en fut, puis reprise par Ali Jinnah. Or ces deux personnalités appartenaient à des sectes schismatiques de l'islam. Bennabi déplora qu'un esprit aussi profond que le penseur Mohamed Iqbal ne vit pas que cette idée n'avait pour but que de séparer l'islam de la masse des hindous et rendre ainsi très difficile la marche de ces derniers vers lui. Le fallacieux argument de la domination démographique des hindous face aux musulmans qui comptaient alors environ pour le quart de la population se retourna très vite contre ces derniers puisque une partie non négligeable devait rester en Inde les rendant encore plus minoritaires. Sans oublier aussi que dans une Inde très populeuse, le quart de la population constitue un nombre tellement important qu'il est aberrant de parler de minorité. Dans ce domaine, l'échec de l'idée ayant été à l'origine du Pakistan est avérée puisque d'après les statistiques démographiques de 2015, le nombre de musulmans en Inde atteint celui des musulmans au Pakistan avec environ 178 millions dans chaque pays. Avec celui des musulmans au Bangladesh, 152 millions, le nombre total constitue environ le tiers de la population de l'ancienne Inde. Nous pouvons comprendre que si la partition n'avait pas eu lieu, le pourcentage des musulmans auraient été plus grand faisant de ce pays le premier pays musulman dépassant de plus de deux fois et demi le nombre de musulmans en Indonésie, actuelle pays qui compte le plus de musulmans. Ainsi toute la géopolitique de la région aurait été fondamentalement changée ce que l'Angleterre ne voulait à aucun prix. Pour Bennabi, la crise fondamentale du XXe est due par la discrimination occidentale entre les pays occidentaux et le reste du monde. « Elle l'explique et l'entretient en même temps puisque le regard de l'Occident ne saisit de cette crise que son aspect occidental, c'est-à-dire quand elle atteint en Europe le potentiel disruptif...On accuse alors les causes accidentelles : on voue au pilori quelque nazisme ou quelque fascisme. » En lisant ces lignes, elles nous donnent l'impression d'avoir été écrites aujourd'hui. Simplement le vocable « terrorisme » a remplacé nazisme et fascisme dans une touchante unanimité où les puissants d'hier et d'aujourd'hui rejoints par les prétendants à la puissance ainsi que par des pays qui ont trouvé le bon filon pour mal gouverner ou justifier une répression féroce contre les opposants à leur régime ou contre leurs minorités. Cela permet d'éviter de s'attaquer aux problèmes de fond qui alimentent la crise mondiale. Dans un court écrit que Bennabi a intitulé le livre et le milieu humain, il a analysé le mauvais sort qui fut réservé à son ouvrage, l'Afro-asiatisme en montrant l'action du colonialisme (nous dirions actuellement l'impérialisme) et sa manipulation de la colonisabilité et l'intrusion d'un nouveau larron, le sionisme. Abderrahman Benamara Alger, le 23 juillet 2016