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Algérie: «Tant que la manne pétrolière existe, la paix sociale est presque assurée»
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 29 - 11 - 2017


https://www.mediapart.fr/journal/international
28 novembre 2017 Par Rachida El Azzouzi
Pour l'historien français Benjamin Stora et le politologue algérien Abdelkader Yefsah, ce n'est pas tant la succession de Bouteflika qui est problématique mais bien le modèle économique du pays qui repose sur la rente pétrolière. Entretien croisé.
Benjamin Stora enseigne l'histoire du Maghreb contemporain, les guerres de décolonisation et l'histoire de l'immigration maghrébine en Europe à l'université Paris 13 et à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Le politologue algérien Abdelkader Yefsah, enseignant-chercheur à l'université d'Alger et auteur de La Question politique du pouvoir en Algérie, a beaucoup écrit sur l'armée, le moteur essentiel sinon le véritable détenteur du pouvoir politique. Pour ces deux spécialistes, ce n'est pas tant la succession du président Bouteflika qui est problématique que le modèle économique de l'Algérie, fondé sur la rente pétrolière. Entretien croisé.
Affaibli par des problèmes de santé, Abdelaziz Bouteflika dirige-t-il encore l'Algérie ? Peut-il être candidat à un cinquième mandat en 2019, comme son entourage le laisse entendre ?
Benjamin Stora. Il me semble que Bouteflika, malgré une santé défaillante, fragile, reste encore au centre du jeu avec d'autres membres de son entourage familial. Il faut également ajouter, dans l'importance des décisions à prendre, les appareils sécuritaires et les dirigeants des milieux économiques, de plus en plus puissants, et qui veillent à défendre leurs intérêts.
Abdelkader Yefsah. Le régime algérien fonctionne comme l'économie algérienne. Ils sont informels. L'économie informelle domine en Algérie. La politique informelle aussi. Vu sa maladie, je ne pense pas du tout que Bouteflika soit en mesure de diriger quoi que ce soit. Il ne reçoit plus personne, ne s'est pas adressé au peuple depuis des années, ne fait plus rien. Il est otage de son entourage qui a squatté tous les leviers de commande du pays. Une mafia militaro-civile constitue le noyau dur du commandement. Dire que Bouteflika peut être encore candidat est une insulte à l'intelligence des Algériens mais depuis longtemps, malheureusement, on insulte les Algériens. Un président au rabais, ce n'est plus possible. Mais il n'y aura pas de successeur sans l'aval de l'armée.
Justement, tous les présidents sont issus de l'appareil militaire. Quelle est la force de l'armée aujourd'hui en Algérie ?
A. Y. Sans la comparer à celle de pays où elle est très puissante comme en Egypte ou en Turquie, il est indéniable que l'armée algérienne contrôle le pouvoir. Elle a toujours son mot à dire dans la succession comme dans tout ce qui se fait. C'est le seul parti armé du pays, un parti politique très bien organisé qui peut maîtriser une élection, aider une façade civile, choisie dans le sérail, à se faire « élire » entre guillemets. Ce simulacre d'élections se répète depuis l'indépendance.
Si demain Bouteflika décède, le pays est-il prêt pour une transition ou doit-on craindre des troubles socioéconomiques de grande ampleur ?
B. S. Je ne vois pas un effondrement du système dans l'immédiat ou dans un éventuel processus de succession, à chaque fois pourtant envisagé par de nombreux observateurs de la scène algérienne. Le contre-exemple syrien, et la terrible décennie sanglante des années 1990, permettent toujours au régime de se maintenir et de quadriller la société. La grave question qui arrive, à mon avis, est celle de l'économie, de la crise.
A. Y. Il y aura une transition démocratique mais à l'algérienne, c'est-à-dire une transition démocratique de façade. On sauvera la face en prenant quelqu'un du sérail politique. Tant que la manne pétrolière existe, la paix sociale est presque assurée. Elle sert à limiter les dégâts mais elle n'est pas éternelle. Tôt ou tard, il faudra payer l'addition. Ce sera un éternel recommencement, comme la crise de 1986 quand le prix du pétrole a dévissé.
L'Algérie est traversée par de nombreuses fragilités, notamment au niveau économique. Elle doit beaucoup sa stabilité à la redistribution de la rente pétrolière. Son modèle peut-il tenir encore longtemps ?
B. S. À la une des quotidiens arabophones de la fin octobre, Sawt al-Ahrar et El Khabar, on pouvait lire : « A. Raouya, ministre des finances : "Les réserves de change baisseront à 76 milliards de dollars à fin 2020" » ; ou encore : « Les importations risquent de dépasser les 43 milliards de dollars cette année. Le gouvernement incapable de freiner les importations ». Avec la chute des cours du pétrole, l'économie algérienne, toujours très dépendante des hydrocarbures, n'arrive pas à se transformer. La facture des importations a atteint 33,92 milliards de dollars durant les neuf premiers mois de 2017. La règle des 51 % pour les nationaux et 49 % pour les non-Algériens décourage les investisseurs étrangers, et la fermeture des frontières avec le Maroc entrave la construction d'un Maghreb uni face à l'Europe. La question sociale reste donc, plus que jamais, à l'ordre du jour.
A. Y. Il n'existe pas de modèle économique algérien. C'est un non-sens. Il existe une rente pétrolière, exploitée par des minorités qui redistribuent des miettes au peuple. On a accouché d'une économie de bazar qui a fait du pays un vaste "predatorium". La chasse à courre est ouverte, mais essentiellement pour les initiés et les amis du système. Un exemple : on a un investisseur, un oligarque, Issad Rebrab, à la tête du groupe Cevital, qui a importé d'Europe des machines pour se lancer dans la trituration des oléagineux. Alors que Rebrab avait tous les accords, des banques, de l'Etat, depuis quelques mois, sa marchandise est bloquée au port de Béjaïa. Les autorités portuaires ne veulent pas que ses machines soient débarquées du bateau pour la simple raison que ce monsieur a cessé de plaire aux gens les plus proches du pouvoir. Alors qu'un concurrent a fait la même chose, et son usine est déjà montée.
L'Algérie fonctionne comme une république bananière, où la justice est complètement couchée. De nombreux scandales sont révélés par la presse nationale et internationale, comme les « Panama Papers » impliquant de hauts personnages de l'Etat et même des ministres, sans que ces personnes ne soient inquiétées le moins du monde. C'est le règne de la médiocratie. Plus on est médiocre, plus on a des chances d'atteindre les sphères les plus hautes, mais à une condition : obéir, faire allégeance. Je vais vous donner un autre exemple : j'ai publié en 1990 La Question du pouvoir en Algérie. Voulant le rééditer, une maison d'édition appartenant à l'Etat a refusé de reprendre l'ancien titre parce qu'il contient le mot "pouvoir" ! Cela en dit long sur la frilosité du régime et la régression de la liberté d'expression.
Meurtrie par la décennie noire des années 1990, la population est très détachée de la question politique, la jeunesse est désabusée...
B. S. Effectivement, la désaffection à l'égard des partis politiques est importante, y compris à l'égard des islamistes, ce qui n'empêche pas l'emprise croissante de la religion dans une société de plus en plus piétiste. Dans le même temps, l'individualisme consumériste domine, surtout dans la jeunesse. Le pouvoir continue de brandir le drapeau d'un nationalisme intransigeant comme arme principale de définition idéologique. La référence à la guerre d'indépendance contre la France est régulièrement brandie dans ce cadre. Mais le nationalisme ne suffit plus pour affronter un monde de plus en plus « mondialisé », complexe, où la circulation rapide des marchandises et des hommes domine.
A. Y. Les Algériens ont peur que les violences qu'ils ont connues pendant la décennie rouge sang ne reviennent. Par ailleurs, le régime a tout fait pour les dépolitiser. Il a transformé la société civile en société servile, achetable et manipulable à souhait. Grâce à la redistribution des miettes de la manne pétrolière, il calme le peuple. Le jour où il n'y aura plus de couscous subventionné, le pouvoir aura de nouveau recours à la répression. Il peut aussi compter sur l'islam. Le pays est devenu une vaste mosquée où la religiosité a conquis tous les espaces. À l'université, les sciences sociales sont en train de devenir les sciences religieuses. Les gens ne raisonnent plus. Ils sont dans le fatalisme permanent, Allah, Dieu l'a voulu. La rationalité recule, pendant que l'irrationnel a gagné tous les espaces.
Alger attend la visite d'Etat promise par Emmanuel Macron mercredi 6 décembre. Mais ce dernier ne semble plus vouloir faire de la question de la guerre d'Algérie et de la repentance coloniale un enjeu de son quinquennat, lui qui avait parlé de « crimes contre l'humanité » pendant la campagne présidentielle, avant de se rétracter devant la levée de boucliers, notamment de la droite dure et de l'extrême droite...
A. Y. La France n'a jamais réussi à assumer ses crimes en Algérie. Il y a un déni de l'Histoire, un déni de justice qui dure depuis trop longtemps. Et en Algérie, le pouvoir s'en accommode bien et continue à faire des affaires avec la France. Il n'y a de recherche de la vérité ni d'un côté ni de l'autre. En Algérie, les intérêts du clan passent avant toute autre considération ; quant à la France, une grande partie de sa population n'accepte pas encore que l'Algérie soit indépendante. Alors de là à reconnaître ses crimes contre l'humanité...
B. S. Les passions mémorielles restent vives, et les extrémistes des deux rives font tout pour rendre les blessures inguérissables. L'important est de trouver le chemin vers une réconciliation des mémoires, passant par une condamnation du système colonial et le respect de toutes les victimes. En France, la guerre d'Algérie et la défense du système colonial restent le réservoir idéologique principal de l'extrême droite. Cette argumentation, ce refus de la décolonisation fabrique des mémoires de revanche, dangereuses, tournées contre les immigrés. Parmi les réponses possibles, il y a l'éducation, l'inscription de l'histoire du Maghreb dans l'enseignement scolaire ; le développement des batailles antiracistes ; la nécessité de poursuivre l'écriture de la guerre d'Algérie avec les historiens de l'autre côté de la Méditerranée.
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Derniers ouvrages parus :
Benjamin Stora : La Guerre d'Algérie vue par les Algériens, avec Renaud de Rochebrune, éditions Denoël, 2017.
Abdelkader Yefsah : Histoire politique de l'Algérie 1954-1984, éditions Enag, anciennement intitulé La Question du pouvoir en Algérie.


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