PUBLIE LE15 DECEMBRE 2019 PAR JEAN-PIERRE FILIU https://www.lemonde.fr/blog/filiu Le général Gaïd Salah, désavoué par l'abstention massive à la présidentielle, doit choisir: soit l'intensification de la répression, soit l'ouverture d'un dialogue enfin authentique avec la contestation. Manifestation à Alger, le 12 décembre, contre l'élection présidentielle (Ramzi Boudina, Reuters) Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major depuis 2004, rêvait de consolider sa mainmise sur l'Algérie avec la présidentielle du 12 décembre. Il en escomptait en effet, d'une part, l'étouffement de la contestation populaire, le Hirak, et, d'autre part, le replâtrage d'une façade civile à l'arbitraire de son pouvoir. Il vient d'essuyer sur ces deux plans un désaveu cinglant: les manifestations, nombreuses le jeudi même du scrutin, ont repris dès le lendemain leur rythme hebdomadaire, pour le 43ème vendredi d'affilée depuis le déclenchement de la protestation, en février dernier; quant au nouveau président, Abdelmajid Tebboune, il n'a été élu, selon les chiffres officiels, que par un électeur algérien sur six, alors que, toujours selon le gouvernement, l'abstention a atteint un niveau historique de 60%. Au cas, éprouvé par le passé, où ces chiffres seraient « gonflés », la réalité serait encore plus accablante pour le régime et son « élu ». UNE NOUVELLE VICTOIRE DE LA NON-VIOLENCE Le Hirak a maintenu, avec une impressionnante discipline, la ligne non-violente qui a été la sienne depuis près de dix mois. Ce ne sont pourtant pas les provocations qui ont manqué, y compris le jour du scrutin. Afin d'éviter tout dérapage, un collectif de personnalités contestataires avait solennellement appelé, le 10 décembre, à ne pas perturber les opérations de vote et à « ne pas empêcher l'exercice par d'autres citoyens de leur droit à s'exprimer librement ». Il s'agissait de préserver le caractère pacifique, voire pacifiste, de la mobilisation populaire, tout en évitant de tomber dans le piège de la division tendu par le régime. Le général Gaïd Salah ne cesse ainsi depuis des mois de tenter de monter les uns contre les autres, ciblant systématiquement les opposants kabyles pour les retrancher des autres contestataires. Malgré de vives tensions dans la capitale, le jour du vote, les incidents y sont demeurés limités. En revanche, des heurts entre manifestants et forces de l'ordre ont fait plusieurs blessés en Kabylie, avec une participation pratiquement nulle dans les deux wilayas de Tizi Ouzou et de Béjaïa. Le scrutin a également été très perturbé dans une partie des wilayas de Sétif, de Borj Bou-Arreridj et de Boumerdès. Mais le régime a échoué à exclure la Kabylie, traditionnellement frondeuse, d'une dynamique de protestation à l'échelle nationale. Dès le 13 décembre, alors que Tebboune était proclamé élu au premier tour, des cortèges ont traversé les plus importantes villes du pays, à commencer par Alger, mais aussi à Constantine, Oran, Annaba, Tlemcen ou Mostaganem. Le Hirak est ainsi parvenu à surmonter l'obstacle de la présidentielle sans rien céder ni sur son engagement non-violent, ni sur son exigence d'une transition démocratique. GAID SALAH FACE A L'ECHEC DE SON PARI Le chef d'état-major, qui avait annoncé par avance une « participation massive » à la « fête électorale » du 12 décembre, avait multiplié les gestes pour réussir un tel pari: d'abord, des arrestations de plus en plus nombreuses dans les rangs du Hirak, pour affaiblir la contestation, ou au moins la pousser à la faute; ensuite, des verdicts expéditifs dans le cadre de la purge anti-corruption, avec deux anciens Premiers ministres condamnés à 12 et 15 ans de prison, et ce juste avant le scrutin. Gaïd Salah feint en effet de croire que les manifestants pouvaient se satisfaire du démantèlement de la « bande », ainsi qu'il désigne désormais l'entourage du président déchu Bouteflika. Mais les protestataires ont persévéré dans leur rejet d'une « élection avec la bande », mettant le chef d'état-major dans le même sac que ceux sur lesquels il voudrait tant détourner le mécontentement populaire. Le choix de Tebboune, que l'hostilité des affairistes liés à Bouteflika avait contraint à quitter la tête du gouvernement au bout de quelques semaines, en 2017, ne peut dès lors suffire à neutraliser le Hirak. Le général Gaïd Salah a osé féliciter ses compatriotes « pour leur participation massive dans cette importance échéance électorale et leur choix réussi, en toute transparence, intégrité et conscience de Monsieur Tebboune en tant que président de la République ». Il espère à l'évidence que le nouveau président lui permettra de continuer de diriger le pays, mais cette fois en coulisses, et sans avoir à assumer publiquement les conséquences de ses actes. Il paraît pourtant impossible qu'une telle manoeuvre soit couronnée de succès dans une Algérie où jamais un hiérarque militaire n'a exposé aussi crûment et aussi longtemps l'ampleur de son pouvoir. Comme le résume un défenseur algérien des droits de l'homme, l'Algérie est passée d'une « situation d'un peuple sans président à celle d'un président sans peuple ». Le chef d'état-major est à l'évidence tenté par la manière forte, dans l'espoir bien chimérique d'en finir une fois pour toutes avec le Hirak. La contestation se gardera pourtant de lui offrir le prétexte à une répression accrue, qui saperait en outre la légitimité déjà ternie du président Tebboune. L'alternative serait alors d'ouvrir un dialogue enfin authentique pour jeter les bases d'une transition enfin démocratique. Avant comme après le scrutin présidentiel, c'est toujours de Gaïd Salah, le véritable maître du pays, que le peuple algérien attend un geste ouvrant la voie d'une sortie de crise. On ne peut qu'espérer qu'un tel geste intervienne au plus tôt, sous forme d'une libération inconditionnelle des détenus d'opinion et de garanties effectives des libertés fondamentales. Sinon, le « président sans peuple » qu'est devenu Tebboune laissera le chef d'état-major en première ligne face à son propre peuple.